Les collections de la Bibliothèque du CICR retracent plus de 150 ans d’histoire du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Son fonds patrimonial comme ses collections courantes offrent un témoignage unique du développement de l’action humanitaire. Elles rendent compte de la diversité des activités d’un mouvement présent sur tous les fronts pour porter assistance aux victimes des conflits armés et autres situations de violence depuis 1863. Parmi ces collections figurent aussi les écrits des pionnières et pionniers de l’action humanitaire, qu’ils aient participé au développement du Mouvement, en aient inspiré l’action ou partagé les valeurs et visées. Récemment réorganisée au sein de la Bibliothèque, une collection dédiée réunit ainsi les travaux de ces personnalités marquantes des 19e et 20e siècles – infirmières, médecins, diplomates, scientifiques ou juristes – avec les biographies et commentaires inspirés par leur action.
Fridtjof Nansen (1861 – 1930), le CICR et l’aide humanitaire au lendemain de la Première Guerre mondiale
Tout au long de la décennie qui suit la fin de la Première Guerre mondiale, le Norvégien Fridtjof Nansen incarne la réponse de la communauté internationale aux plus graves crises humanitaires héritées du conflit. Chargé par la jeune Société des Nations de porter secours à ceux que les bouleversements géopolitiques ont laissé sans patrie et privés de ressources, il devient en août 1921 le premier Haut-commissaire aux réfugiés. Pendant l’entre-deux-guerres, le titre d’identité qui porte son nom – le fameux passeport Nansen – fournira à près d’un demi-million d’apatrides une chance de traverser les frontières et de s’établir au sein d’un pays d’accueil. Prix Nobel de la Paix en 1922, il est également à l’origine de nombre des fondements du droit des réfugiés, dont le principe de non-refoulement.
La résolution des questions humanitaires les plus brûlantes de la période semble peser sur ses seules épaules, alors qu’il endosse successivement pour le compte de la Société des Nations les rôles de Haut-commissaire au rapatriement des prisonniers de guerre, Haut-commissaire aux réfugiés et Haut-commissaire pour les secours à la Russie. Sur le terrain, il peut néanmoins compter sur le soutien indéfectible de nombreux acteurs humanitaires. Parmi eux, l’on retrouve les délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), œuvrant là où les conséquences les plus dramatiques du conflit se font encore sentir.
Fridtjof Nansen, scientifique, explorateur polaire et diplomate
Né à Store Frøen, non loin de la capitale norvégienne Christiania, l’actuel Oslo, Fridtjof Nansen se démarque d’abord par ses exploits d’explorateur et ses découvertes scientifiques. Après des études de zoologie, il rejoint en 1882 l’équipage du navire de pêche Le Viking dans son voyage vers le nord pour y observer la faune arctique. Nommé curateur du Musée d’histoire naturelle de Bergen à son retour, il consacre en parallèle une thèse remarquée au système nerveux animal. Rapidement à l’étroit dans ses nouvelles fonctions, il conçoit le projet fou d’atteindre le premier les régions inexplorées du Groenland, en traversant à ski les terres inhabitées. Quelques jours à peine après avoir rendu sa thèse, il embarque ainsi avec cinq compagnons pour une expédition de près d’un an. Après avoir remonté la côte ouest du Groenland, il est bloqué à Godthåb durant l’hiver 1888 à cause des conditions météorologiques et en profite pour étudier le mode de vie de la population inuit. Son retour en Norvège le printemps suivant est un véritable triomphe. Son expérience lui fournit la matière de plusieurs ouvrages, dont Vers le Pôle (1897).
De l’observation des glaces polaires à la dérive, il déduit le premier l’existence d’un courant traversant d’est en ouest les eaux au large de la Sibérie. Pris dans la glace, son bateau le Fram (‘En avant’ en Norvégien) entame en 1893 une longue dérive vers le Grand Nord, avec à son bord tout le matériel nécessaire à une expédition scientifique inédite. Le Fram atteindra la plus haute latitude de toutes les explorations polaires de l’époque, à défaut de parvenir jusqu’au Pôle. Les données et observations scientifiques ramenées par son équipage nourriront les progrès de l’océanographie, de la géographie et de la météorologie pour les années à venir.
De retour dans la capitale, Fridtjof Nansen poursuit ses recherches et enseigne à l’Université d’Oslo. Scientifique reconnu et héros populaire, sa renommée lui ouvre également les portes de la diplomatie et des relations internationales. Impliqué dès 1905 dans le processus de séparation de la tutelle suédoise, il accepte l’année suivante de représenter la Norvège nouvellement indépendante en tant qu’ambassadeur à Londres. La mort de son épouse le ramène au pays en 1908. Professeur d’océanographie à l’Université d’Oslo, il revient à sa vocation première et, les skis au pied et la boussole à la main, poursuit son exploration du Grand Nord.
L’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917 le rappelle aux affaires nationales. Le blocus allié menace alors de condamner la Norvège, demeurée neutre, à l’autarcie et à la famine. À Washington, Nansen parvient à éviter la catastrophe et à négocier un assouplissement du blocus. En 1919, il fait partie de la délégation norvégienne à la Conférence de paix de Paris et y plaide pour la reconnaissance des droits des petits états et des minorités. Profondément marqué par l’horreur de la guerre mondiale qui s’achève, Nansen est convaincu de l’importance du développement de la diplomatie internationale pour assurer la résolution pacifique des conflits futurs. Comme bon nombre de ses contemporains, il tourne ses espoirs vers la jeune Société des Nations, ancêtre de l’Organisation des Nations-Unies, officiellement fondée le 10 janvier 1920. Nansen y siégera en tant que délégué jusqu’à son décès dix ans plus tard.
Une première mission humanitaire : rapatrier les prisonniers de guerre bloqués en Sibérie
Extrait du rapport de Fridtjof Nansen sur l’œuvre du rapatriement des prisonniers de guerre, lu à l’Assemblée de la Société des Nations le 18 novembre 1920
« La plupart de ces prisonniers avaient connu une captivité de quatre à six années. (…) Les souffrances de ces hommes ont dépassé tout ce que je pourrais dire à l’Assemblée. Ils avaient non seulement subi les privations et les angoisses mentales habituelles aux prisonniers de guerre, mais ils avaient aussi souffert de toutes façons imaginables, du froid, de la faim, des maladies, du manque de soins et du surmenage. L’état des camps, dans bien des régions de la Russie, fut pendant une partie des quatre dernières années trop terrible presque pour qu’on y pense, et la mortalité parmi ces prisonniers a atteint des proportions presque inconcevables. » [1]
Signé le 11 novembre 1918, l’armistice met un terme au conflit qui a décimé troupes et populations civiles pendant plus de quatre ans et laisse à présent une Europe aux frontières bouleversées dans une situation géopolitique des plus instable. Le rapatriement des anciens prisonniers de guerre est l’un des nombreux points à l’ordre du jour des négociations diplomatiques, qui se trouvent enrayées par l’isolement de la Russie bolchevique sur la scène internationale.
Ayant apporté son aide aux prisonniers de guerre pendant la durée du conflit, le Comité international de la Croix-Rouge se mobilise alors pour ceux dont le rapatriement n’est pas prévu par les accords internationaux. Au début de l’année 1919, l’organisation humanitaire s’inquiète de la situation dramatique des centaines de milliers de prisonniers toujours bloqués au fin fond de la Sibérie. En théorie libres de leurs mouvements depuis la fin des hostilités, ils sont dans l’impossibilité matérielle de rentrer chez eux, privés de toutes ressources et de moyens de transport. Les deux délégués de l’organisation envoyés en repérage en mars 1919, le Dr Montandon et M. Jacot-Guillarmot, soulignent l’urgence de la situation. [2] Les prisonniers sont condamnés à bientôt mourir de faim ou de froid, si l’on ne parvient pas à organiser leur rapatriement vers les empires centraux.
13 mars 1919, Télégramme du CICR au Ministre français de la guerre, Alexandre Millerand
« Vous prions très instamment de bien vouloir donner autorisation formelle rapatriement des prisonniers de guerre de toutes nationalités internés en Sibérie. Sommes en pourparlers avec autorités locales. Celles-ci sont disposées libérer prisonniers de guerre. Consentement Conseil des ambassadeurs est indispensable pour négocier crédits et obtenir fret. Situation si critique que décision s’impose avec urgence. Ador, président Comité international Croix-Rouge». [3]
Le CICR entame les négociations et organise le transport d’une partie des hommes via la mer Baltique et Vladivostok, mais l’ampleur de la tâche dépasse le cadre de ses possibilités matérielles et politiques. [4] L’organisation humanitaire interpelle alors la jeune Société des Nations. En avril 1920, celle-ci crée l’office du Haut-commissaire aux prisonniers de guerre et, selon la formule choisie par le rapport d’activité du CICR, « [obtint] du professeur Fridtjof Nansen, l’explorateur bien connu, qu’il prît sur lui la responsabilité de cette tâche écrasante ». [5] Le choix de Nansen pour se charger du rapatriement des prisonniers bloqués en Sibérie s’impose comme une évidence. Non seulement celui-ci connaît la région, mais sa renommée internationale et sa neutralité lui confèrent une légitimité essentielle dans le contexte de la rupture des relations entre la Russie et le reste du monde. C’est avec lui personnellement que les autorités bolcheviques acceptent de discuter du rapatriement des prisonniers, contournant ainsi la Société des Nations.
Dès le mois de mai 1920, Nansen et le CICR mettent leurs forces en commun. Le premier négocie avec les gouvernements l’ouverture des routes de la Baltique et réunit les fonds, les bateaux et le ravitaillement nécessaires à l’opération. Avec le concours des Sociétés nationales de la Croix-Rouge américaines et scandinaves, le second organise les voyages. Dans un article paru en mai dans les pages de la Revue internationale de la Croix-Rouge, Renée-Marguerite Frick-Cramer [6] raconte le début des opérations et décrit les défis logistiques et diplomatiques auxquels le Comité international et le Haut-commissariat de Nansen tentent de répondre ensemble. En moins de deux ans, leur action conjointe permettra à près de 300’000 anciens prisonniers de guerre de regagner leur patrie, échappant ainsi à une mort certaine. En témoigne le rapport que ramène le délégué Georges Montandon à son retour de Sibérie en juin 1921 et qui fournit la matière d’un article sobrement intitulé Mission en Sibérie, 22 mars 1919-17 juin 1921, publié en décembre dans les pages de la Revue internationale de la Croix-Rouge. Le succès de cette première collaboration a d’importantes retombées pour la Société des Nations. Elle contribue à placer l’aide humanitaire au cœur de son mandat.
L’œuvre du CICR pour le rapatriement des prisonniers de guerre par la mer baltique fait l’objet d’un film présenté par le CICR à la Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de 1921. Les images tournées à Stettin (Allemagne, aujourd’hui en Pologne) et Narva (Estonie), là où transitent les anciens prisonniers, sont entrecoupées de textes retraçant leur parcours.
Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire aux réfugiés et précurseur de leur protection juridique internationale
Le 25 juin 1921, Nansen présente à la Société des Nations un compte-rendu de son action pour le rapatriement des prisonniers de guerre. Loin de se satisfaire du travail accompli, il conclut son discours en ces termes : « l’œuvre qui m’a été confiée devait se borner au rapatriement des prisonniers, mais nos efforts pour la mener à bien m’ont conduit à cette conclusion que l’Europe ne souffre pas seulement de l’absence de tous ces hommes de leurs foyers. […] je ne peux taire ma conviction qu’il existe des populations nombreuses qui, en dehors des prisonniers, vivent en réfugiés dans des pays qui leur sont étrangers, et qu’on pourrait, au grand bénéfice de l’équilibre de l’Europe, aider à modifier leur sort. […] Je n’entends exprimer ici qu’une opinion personnelle, espérant que le Conseil de la Société des Nations voudra peut-être estimer le sujet digne d’un sérieux examen ». [7] Nansen est entendu. Le 27 juin 1921, soit deux jours plus tard, le Conseil de la Société des Nations décide la nomination d’un Haut-commissaire aux réfugiés et lui propose d’occuper cette nouvelle fonction.
Entre 1919 et 1922, suite à la révolution et l’arrivée des bolcheviques au pouvoir, près d’un million et demi de Russes sont poussés à l’exil par les persécutions politiques, la famine et les épidémies. Comme leur statut de réfugiés n’est pas reconnu et qu’ils ne possèdent souvent plus de papiers d’identité valides, ils font face à des obstacles infranchissables pour s’établir dans un pays d’accueil, y exercer leur profession et y faire valoir leurs droits. [8] La politique de déchéance de nationalité mise en place par le régime bolchevique pour tout citoyen quittant le pays sans permission précarise encore leur situation.
Les 16 et 17 février 1921, une conférence informelle est organisée à l’initiative du CICR pour répondre à cette crise humanitaire. Elle réunit des émissaires de l’Union internationale de secours aux enfants, de la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge et de l’ancienne organisation de la Croix-Rouge russe [9], ainsi que des représentants du secrétariat de la Société des Nations et du Bureau international du travail, présents à titre officieux. Leur conclusion est sans appel ; aucun gouvernement ou organisation humanitaire n’est en mesure d’affronter le problème seul. Le 21 février, le CICR fait parvenir au Conseil de la Société des Nations un mémorandum partageant les constats dramatiques des acteurs humanitaires présents sur le terrain et demandant une mobilisation internationale. [10]
Pour le Conseil de la Société des Nations, Fridtjof Nansen est à nouveau l’homme de la situation. À la tête du Haut-commissariat aux réfugiés, c’est à lui que revient la tâche de coordonner les efforts de secours menés par diverses organisations humanitaires indépendantes et les gouvernements des pays d’accueil. Nansen met alors en place ce qui deviendra la structure de base du Haut-commissariat aux réfugiés : un siège au sein de la Genève internationale et des représentants dans les pays d’accueil. Comme il le raconte dans les pages de son rapport d’activité, le CICR met « immédiatement à la disposition du haut-commissariat tous ses services et toutes les compétences qu’[ont] acquises ses missions dans les pays où elles [travaillent] ». [11] Présents dans les villes d’Europe centrale où affluent les réfugiés – Athènes, Belgrade, Budapest, Constantinople, Varsovie, entre autres – ses délégués s’efforcent d’organiser leur ravitaillement et leur transport. Ils s’associent aux efforts du Haut-commissariat dès sa création.
Le bureau dirigé par Nansen est également chargé de pourvoir à l’absence de statut juridique des réfugiés apatrides, qui les condamne aux conditions de vie les plus précaires. C’est du délégué du CICR Edouard Anton Frick [12], proche collaborateur du Haut-commissaire, que viendra la solution. Il propose la création d’un document spécialement émis par le pays de résidence qui, sans en conférer la nationalité à son porteur, lui servirait à la fois de pièce d’identité et de document de voyage. Le passeport Nansen est officiellement créé le 5 juillet 1922 lors d’une Conférence de la Société des Nations à Genève ; 52 États l’adoptent dans les mois qui suivent. Le statut de réfugié revêt ainsi pour la première fois de l’histoire une base légale internationale. Pour les principaux intéressés, l’obtention du passeport Nansen est un premier pas vers le retour à la sécurité et l’indépendance. Au cours des huit années d’activités du Haut-commissariat de Nansen (1922-1930), ils seront près d’un demi-million à bénéficier de cette mesure.
En juin 1928, Nansen conclut deux accords diplomatiques pour consolider les mesures de protection juridique négociées et les étendre à de nouveaux groupes de personnes déplacées, notamment les réfugiés arméniens, turcs et assyriens. [13] Ceux-ci leur donnent par exemple le droit de comparaître devant les tribunaux et d’être assistés par un avocat. Non juridiquement contraignant, ces arrangements constituent néanmoins une reconnaissance par la communauté internationale des droits individuels des réfugiés et affirment le principe de leur protection internationale. En cela, ils serviront de précédents de référence à la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, texte fondateur du droit international des réfugiés.
Nansen joue aussi un rôle dans la promotion et la diffusion des principes clés de la protection des populations déplacées, comme celui de leur non-refoulement vers tout pays où ils pourraient craindre d’être la cible de persécutions. [14] Il est en effet préoccupé dès le début de son mandat par la question de l’expulsion des réfugiés, qui se trouvent alors à la merci des politiques d’accueil changeantes – et parfois ouvertement hostiles – des pays où ils sont installés. En 1921, Nansen se prononce résolument à l’encontre du refoulement forcé des réfugiés vers la Russie. Sept ans plus tard, il inclut au sein des accords diplomatiques passés avec les États hôtes des restrictions à l’expulsion des réfugiés russes et arméniens. Il fait également inscrire le principe de non-réciprocité au sein des accords. Un pays hôte ne peut refuser à un réfugié l’exercice de ses droits, sous le prétexte que le pays dont il est originaire s’y refuse pour les ressortissants du pays hôte en question.
Naviguant à vue, souvent en plein vide juridique et dans un contexte diplomatique des plus tendu, le Haut-commissariat aux réfugiés de Nansen se voit constamment forcé d’innover. Près d’un siècle plus tard, les instruments mis en place ont fait leur preuve. Les principes directeurs de l’action de Nansen demeurent au cœur des provisions qui définissent le statut des réfugiés et assurent leur protection internationale.
« Charity is Realpolitik »: L’humanitaire de l’après-guerre et l’aide alimentaire à la Russie
Personnage reconnu pour sa droiture et la sincérité de son engagement, Nansen ne sera pour autant épargné ni par les soupçons de partialité, ni par les tentatives d’instrumentaliser ou de freiner son action à des fins géopolitiques. Loin de se contenter d’un rôle de prête-nom, il défend l’importance de l’aide humanitaire pour assurer la stabilité du monde d’après-guerre. Sa réponse à ceux qui lui reprochent son idéalisme et sa méconnaissance de la ‘Realpolitik’, où les intérêts stratégiques prennent le pas sur les considérations idéologiques, est demeurée célèbre : « Charity is Realpolitk ». [15] Autrement dit, loin d’être un luxe que l’Europe d’après-guerre ne peut s’offrir, l’aide humanitaire sert les intérêts de tous. Elle offre la seule réponse possible aux crises qui plongent des millions de personnes dans la précarité et l’insécurité, mettant en péril l’équilibre du monde moderne.
C’est ce discours que Fridtjof Nansen tient à la Société des Nations au mois de septembre 1921 alors qu’il s’engage à venir en aide aux populations russes affamées, en plein gel des relations diplomatiques entre l’ouest et la Russie. En 1921 et 1922, Fridtjof cumule en effet les mandats. Alors qu’il se trouve déjà à la tête du Haut-commissariat aux réfugiés, il accepte le mandat de Haut-commissaire pour les secours à la Russie. L’histoire de la création de cette nouvelle fonction ne surprendra guère le lecteur, à présent familier de la collaboration entre Nansen et le Comité international de la Croix-Rouge. Alors que la situation devient critique en Russie, où près de 32 millions d’habitants sont touchés par la famine [16], Gustave Ador, le président du Comité, et Fridtjof Nansen interpellent ensemble la Société des Nations. Devant les scrupules des gouvernements européens à apporter un soutien direct à la Russie, ces deux acteurs fondent une Commission mixte et font appel à la société civile pour financer l’envoi de vivres à la population russe. Exploitant les possibilités nouvelles offertes par le cinéma pour sensibiliser l’opinion publique aux causes humanitaires, Nansen projette lors de ses conférences les images de son voyage dans la région de la Volga durant l’hiver 1921. [17]
Depuis la Norvège, le Haut-commissaire coordonne les efforts de ravitaillement vers la Russie menés au nom à la fois dela Société des Nations et du Comité international de secours fondé par le CICR. Il bénéficie ainsi d’une grande marge de manœuvre, négociant avec les Russes en son nom propre quand celui de délégué de la SdN s’avère trop lourd à porter. Nansen peut alors compter sur l’appui de son adjoint à Genève, Edouard Anton Frick, le même délégué du CICR qui fut à l’origine de la création du passeport Nansen, et sur son émissaire stationné à Moscou, le Britannique John Gorvin. Entre 1922 et 1924, leur action conjointe permettra la distribution de près d’1,2 million de dollars de vivres aux victimes de la famine. Si elle est loin d’être négligeable, cette aide reste néanmoins sans commune mesure avec celle mise en place à la même période par l’American Relief Administration (ARA) sous la direction du futur président américain Herbert Hoover. Pour affaiblir le régime bolchevique, les Etats-Unis dépensent en effet plus de 60 millions pour l’envoi de secours en Russie.
Dans ce contexte d’affrontement idéologique, Nansen est un acteur à part. Ses relations diplomatiques avec la Russie lui valent de passer pour un naïf, si ce n’est pour un partisan du régime, aux yeux de la communauté internationale. Malgré ses dimensions somme toute modestes en comparaison des campagnes de secours massives de l’ARA, l’action de Nansen en faveur des populations russes affamées demeure un exemple central d’une aide humanitaire basée d’abord sur les besoins des populations secourues, reléguant au second plan les considérations politiques ou stratégiques.
L’héritage de Nansen
Les différentes campagnes de secours racontées ici figurent au nombre des réalisations majeures de la Société des Nations. Peu après le décès de Nansen, celle-ci devait faillir à sa mission première : assurer le règlement pacifique des conflits entre les États. Malgré la fin précipitée de l’organisation qui l’a mandaté pendant ces dix années, l’explorateur et diplomate laisse un héritage d’une valeur inestimable à ses successeurs. Sous son impulsion et celle du CICR, de nouvelles formes de coopération internationale en matière de gestion des crises humanitaires sont nées et les fondements du droit international des réfugiés ont été posés.
Pour le rapatriement des prisonniers de guerre, l’aide aux réfugiés comme pour l’assistance alimentaire à la Russie, la combinaison de l’expertise et des ressources du CICR avec l’action diplomatique et l’autorité du ‘Haut-commissaire’ aura porté ses fruits, permettant d’apporter une aide indispensable aux populations dramatiquement touchées.
Pour en savoir plus
Sources d’archives : Le fonds Nansen des archives de la Ligue des Nations
La bibliothèque de l’Organisation des Nations-Unies est le dépositaire des archives de la Ligue des Nations, auxquelles se rattache le fonds Nansen (the ‘Nansen archival collection’). Le guide de recherche que lui consacre la bibliothèque des Nations-Unies inclut une présentation du fonds et un inventaire de ses documents à la portée historique manifeste. Blandine Blukacz-Louisfert, directrice de la section de la mémoire institutionnelle au sein de la Bibliothèque et des Archives des Nations-Unies, décrit le fonds comme « l’un des plus importants parmi les collections des archives de la Ligue des Nations, de par son volume et la valeur de son contenu pour les chercheurs intéressés par l’histoire de la protection des réfugiés ». [18] Les 615 boîtes qui le composent réunissent les archives des institutions qui furent successivement chargées de la protection des réfugiés sous l’égide de la Société des Nations ; leur contenu traite à la fois du secours humanitaire et de sa logistique, de l’aide à l’emploi et financière et de la protection légale des réfugiés.
Littérature secondaire : bibliographie sélective
Les références présentées ci-dessous peuvent toutes être consultées à la Bibliothèque du CICR. Celle-ci comprend également une collection dédiée à la protection juridique des populations qui fuient les conflits. Les publications référencées témoignent à la fois du développement du droit international des réfugiés du milieu du siècle dernier à nos jours et des activités du CICR en faveur des réfugiés, des migrants et des apatrides.
Sources
Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève : CICR, 1923.
Lucien Cramer, « L’achèvement du rapatriement général des prisonniers de guerre par le Comité international de la Croix-Rouge », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 4, no. 41, mai 1922, p. 383-387.
Renée-Marguerite Frick-Cramer, « Rapatriement des prisonniers de guerre centraux en Russie et en Sibérie et des prisonniers de guerre russes en Allemagne », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 2, no. 17, mai 1920, p. 526-556.
Fridtjof Nansen, Communiqué au Conseil et aux membres de la Société : rapatriement des prisonniers de guerre, Genève : Société des Nations, 1921.
Fridtjof Nansen, « Rapport lu à l’Assemblée de la Société des Nations le 18 novembre 1920, sur l’œuvre du rapatriement des prisonniers de guerre », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 2, no. 24, décembre 1920, p. 1293-1304)
« Appel du Dr. Nansen en faveur des réfugiés en Asie Mineure et en Grèce », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 4, issue 48, décembre 1922, p. 1108-1109.
« Convention entre le Dr. Fridtjof Nansen et Georges Tchitcherine », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 3, no. 33, septembre 1921, p. 910-918.
« La Société des Nations et les réfugiés russes. Rapport du Dr Nansen, haut-commissaire de la Société des Nations, soumis au Conseil le 1er septembre 1922 », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 4, no. 45, septembre 1922, p. 785-788.
Biographies et ouvrages de référence
Marit Fosse et John Fox, Nansen : explorateur et humanitaire, Paris : L’Harmattan, 2016.
Tim Greve, Fridtjof Nansen, Lausanne : Fondation Jean Monnet pour l’Europe : Centre de recherches européennes, 1989.
Roland Huntford, Nansen: the explorer as hero, London : Duckworth, 1997.
Francesca Piana, Towards the international refugee regime : humanitarianism in the wake of the First World War, Geneva : [s.n.], 2013.
Fritz Wartenweiler, Fritdjof Nansen : le Viking intrépide, Genève : Labor et Fides, 1946.
Articles et chapitres
Fridtjof Nansen and the international Protection of Refugees: Reports, Documents, Literature Survey, Refugee Survey Quarterly, Vol. 22, no. 1, 2003. Contient: Vincent Chetail, Fridtjof Nansen and the International Protection of Refugees: an Introduction / Ivor C. Jackson, Dr. Fridtjof Nansen: a Pioneer in the International Protection of Refugees / Alessandra Roversi, The Evolution of the Refugee Regime and Institutional Responses: Legacies from the Nansen Period / Otto Hieronymi, The Nansen Passport: a Tool of Freedom of Movement and of Protection / Geneviève Bador et Olivier Delarue, The Nansen Refugee Award / Blandine Blukacz-Louisfert, The Nansen Archival Collection at the Library of the United Nations Office at Geneva.
Marin Coudreau, « Le Comité international de secours à la Russie, l’Action Nansen et les bolcheviks (1921-1924) », Relations internationales, 2012/3, n°151, p. 49-61.
Rebecka Lettevall, « Neutrality and humanitarianism : Fridtjof Nansen and the Nansen passports », in Neutrality in twentieth-century Europe: intersections of science, culture, and politics after the First World War, New York; London: Routledge, 2012, p. 316-336.
Katy Long, « Early Repatriation Policy : Russian Refugee Return 1922–1924 », Journal of Refugee Studies, Volume 22, Issue 2, 1 June 2009, p. 133–154.
Kimberly Lowe, « Navigating the profits and pitfalls of governmental partnerships : the ICRC and intergovernmental relief, 1918-23 », Disasters: the journal of disaster studies and management, Vol. 39, supplement 2, October 2015, p. 204-218.
Enrico Natale, « Quand l’humanitaire commençait à faire son cinéma : les films du CICR des années 20 », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 86, no. 854, juin 2004, p. 415-438.
Francesca Piana, « L’humanitaire d’après-guerre : Prisonniers de guerre et réfugiés russes dans la politique du Comité International de la Croix Rouge et de la Société des Nations », Relations internationales, 2012, Vol. 151, no. 3, p. 63-75.
Francesca Piana, « The dangers of ‘going native’ : Georges Montandon in Siberia and the International Committee of the Red Cross, 1919-1922 », Contemporary European History, Vol. 25, no. 2, May 2016, p. 253-274.
Carl-Emil Vogt, « Fridtjof Nansen et l’aide alimentaire européenne à la Russie et à l’Ukraine bolcheviques en 1921-1923 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009/3, no. 95, p. 5-12.
Ressources en ligne
- Guide de recherche de la Bibliothèque de l’ONU dédié à Nansen
- Collection photographique informatisée Nansen, Bibliothèque de l’Université d’Oslo
- Page consacrée à Fridtjof Nansen en tant lauréat du Prix Nobel de la Paix 1922 par The Norwegian Nobel Institute (inclut un article biographique et le discours prononcé lors de la séance d’attribution du Prix)
- La distinction Nansen pour les réfugiés, remise par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR)
[1] Fridtjof Nansen, « Rapport lu à l’Assemblée de la Société des Nations le 18 novembre 1920, sur l’œuvre du rapatriement des prisonniers de guerre », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 2, no. 24, décembre 1920, p. 1293.
[2] Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève : CICR, 1923, p. 117.
[3] Renée-Marguerite Frick-Cramer, « Le rapatriement des prisonniers du front oriental, après la guerre de 1914-1918 (1919-1922) », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 26, no. 309, septembre 1944, p. 706.
[4] Francesca Piana, «L’humanitaire d’après-guerre: Prisonniers de guerre et réfugiés russes dans la politique du Comité International de la Croix Rouge et de la Société des Nations », Relations internationales, 2012, Vol. 151, no. 3, p. 63-75.
[5] Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève : CICR, 1923, p. 122.
[6] Renée-Marguerite Frick-Cramer est une figure centrale du CICR du début de la première guerre mondiale à la fin de la seconde. En 1914, elle participe à la création de l’Agence internationale des prisonniers de guerre. Première déléguée féminine du CICR en 1917, elle est également la première à y occuper des fonctions dirigeantes. Nommée au Comité en 1918, elle y siège jusqu’en 1946 et se bat pour inclure la protection des internés civils au sein des provisions du droit international humanitaire. Elle est également l’épouse du délégué du Comité Edouard Anton Frick, proche collaborateur de Nansen tout au long des années 20 (voir note de page 9).
[7] Société des Nations : Communiqué au Conseil et aux membres de la Société. Genève, le 25 juin 1921. Rapatriement des prisonniers de guerre. Rapport présenté par le Dr. Nansen, p. 4.
[8] League of Nations, Russian refugees. General report on the work accomplished up to March 15th 1922 by Dr. Fridtjof Nansen, high commissioner of the League.
[9] À l’arrivée des bolchéviques au pouvoir au Russie en 1917, la Société russe de la Croix-Rouge (SRCR) est menacée d’être démantelée et ses biens sont réquisitionnés par l’Etat. Le délégué du CICR en Russie Edouard Frick s’active pour lui permettre de continuer ses activités et de maintenir ses relations avec les autres composantes du Mouvement international. En 1919, il réunit lors d’une Conférence les membres du Comité de réorganisation de la SRCR avec les délégués des Croix-Rouge des pays neutres pour assurer la pérennité de son action. À Paris, les exilés russes créent en parallèle une Croix-Rouge russe « blanche », présidée par le Conte Paul N. Ignatieff, qui vient en aide aux réfugiés russes présents à travers l’Europe. Pour en savoir plus : Jean-François Fayet, « le CICR et la Russie : un peu plus que de l’humanitaire », Connexe : les espaces postcommunistes en question(s), 1, 2015, p. 55-74.
[10] « Réfugiés russes : Mémorandum adressé par le Comité international de la Croix-Rouge à Genève au Conseil de la Société des Nations (février 1921) », Revue internationale de la Croix-Rouge, mars 1921, Vol. 3, no. 27, p. 266-271.
[11] Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève : CICR, 1923, p. 62.
[12] Délégué général du Comité international de la Croix-Rouge dans les années 20, Edouard Anton Frick représente régulièrement l’organisation en Russie, dont il maîtrise la langue. Véritable bras droit de Nansen dans ses différentes missions humanitaires, il lui rend hommage dans les pages de la Revue internationale de la Croix-Rouge à sa mort, louant son désintéressement et ses talents de négociateur (RICR, vol. 12, no. 137, Mai 1930, p. 333-338). Il est également l’époux de Renée-Marguerite Frick-Cramer, première déléguée du CICR (voir note de bas de page 5).
[13] Arrangement relating to the legal status of Russian and Armenian refugees (30 juin 1928) / Arrangement concerning the extension to other categories of refugees of certain measures taken in favour of Russian and Armenian refugees (30 juin 1928).
[14] Le paragraphe premier de l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 stipule ainsi que « Aucun des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. ». Pour en savoir plus : https://www.unhcr.org/excom/scip/3ae68ccd10/note-non-refoulement-submitted-high-commissioner.html.
[15] Vincent Chetail, « Fridtjof Nansen and the international protection of refugees: an introduction », in Fridtjof Nansen and the International Protection of Refugees: Reports, Documents, Literature Survey, Refugee Survey Quarterly, vol. 22, no. 1, 2003, 2.
[16] Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1921 à 1923, Genève : CICR, 1923, p. 65.
[17] Les deux films sont conservés au sein des archives audiovisuelles du CICR et peuvent être visionnés sur le portail en ligne dédié : [La famine en Russie (Film Nansen)] (1922 ; Russia ; 00:15:11) et [La famine en Russie (Film soviétique)] (1921 ; Russia ; 00:14:19). Pour en savoir plus sur la production et la diffusion de ces premiers films humanitaires, consulter l’article d’Enrico Natale, « Quand l’humanitaire commençait à faire son cinéma : les films du CICR des années 20 », Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 86, no. 854, juin 2004, p. 415-438.
[18] Blandine Blukacz-Louisfert, « The Nansen archival collection at the library of the United Nations Office in Geneva », Refugee Survey Quarterly : Fridtjof Nansen and the International Protection of Refugees : reports, documents, literature survey, Vol.22, no. 1, 2003.
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