Cet article a été publié dans Delporte C. (et al.), La guerre après la guerre : images et construction des imaginaires de guerre dans l’Europe du XXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2010, pp. 65-79.
Introduction
Institution humanitaire suisse, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a déployé, durant la Seconde Guerre mondiale, une intense activité pour tenter d’atténuer les souffrances engendrées par le conflit. Conformément à son mandat d’alors, le CICR a focalisé ses efforts sur les millions de militaires prisonniers ou blessés, et s’est employé à faire respecter les Conventions de Genève qui leur garantissaient une protection internationale.[1] Parallèlement, même si c’est dans une moindre mesure, le CICR s’est aussi préoccupé des populations civiles qui, à l’époque, étaient encore peu protégées par le droit humanitaire. Mais l’action du Comité international a aussi montré ses limites et les échecs les plus notoires ont été son incapacité à avoir accès aux victimes des camps de concentration,[2] tout comme son impossibilité à agir en faveur des prisonniers de guerre russes en mains allemandes ou de ceux du Reich et de ses alliés en mains soviétiques.[3]
Le CICR sort par conséquent de la guerre tout à la fois auréolé du prestige de ses activités humanitaires,[4] et affaibli par son inaction face à la Shoah, et plus généralement face à la politique raciale nazie. Préfiguration de la Guerre froide à venir, si les pays occidentaux ne peuvent que se féliciter des démarches entreprises durant le conflit par le Comité international pour leurs compatriotes en captivité ou dans le besoin, les plus vives critiques à l’encontre de l’organisation genevoise proviennent du bloc oriental, Soviétiques et Yougoslaves[5] en tête. La nature suisse de l’institution et de ses membres en fait par ailleurs une cible de choix des pays communistes qui reprochent alors à la Confédération helvétique ses compromissions avec le régime national-socialiste. C’est donc, placé dans une situation assez inconfortable, que le CICR s’attelle à la tâche dans la période de l’après-guerre. Sa position est d’autant plus inconfortable qu’une partie importante des activités sera menée dans des pays vaincus, peu enclins à susciter la sympathie des opinions publiques alliées. Le CICR s’engage alors, selon les mots de son président Max Huber, « dans une époque « franciscaine », en ayant à secourir ceux que tout le monde délaisse« .[6]
Si l’aide aux prisonniers de guerre et aux internés civils demeure prioritaire, car relevant de son mandat, l’institution genevoise estime également qu’elle ne peut se désintéresser, même après la cessation des hostilités, du sort des populations des pays nouvellement occupés. Les raisons avancées sont notamment d’ordre « psychologiques« , la présence d’une organisation neutre entre occupants et occupés s’avérant en effet nécessaire, du moins dans un premier temps.
L’Allemagne est, à cet égard, un exemple emblématique. Pays dévasté, divisé, n’existant plus officiellement, il compte des millions de laissés-pour-compte, auxquels s’ajoutent encore des millions de réfugiés Volkdeutschen, appartenant à des minorités germanophones expulsées des pays avoisinants. Alerté par différentes sources sur la détresse du peuple allemand, le CICR négocie, fin 1945-début 1946, l’accord des différentes autorités d’occupation qui le reconnaissent comme intermédiaire neutre qualifié pour l’importation de secours en Allemagne. Le CICR s’engage alors dans la coordination d’une action humanitaire d’envergure qui va durer plusieurs années et déboucher sur la distribution de plus de vingt-neuf mille tonnes de secours à la population civile allemande, entre septembre 1945 et décembre 1947.
Mais, dès 1948, la poursuite de ces activités est mise en péril, car les principales sources de financement sont en passe de se tarir. En effet, le Don suisse et son homologue irlandais – des organisations gouvernementales venant en aide aux victimes de la guerre – sont en train de se retirer d’Allemagne.[7] Et, pour la zone sous occupation soviétique, y compris celle du Grand Berlin, les conséquences de ce désengagement ne seront pas compensées par le vaste programme de redressement socio-économique – le plan Marshall – qui se met progressivement en place dans le reste de l’Allemagne. Des millions de victimes attendent donc que l’on continue de s’occuper d’elles. Au-delà de son engagement humanitaire, le CICR conçoit aussi un grand intérêt politique à rester à Berlin, et plus généralement dans la zone russe,[8] car il s’agit de l’un des rares points de communication directe avec le bloc oriental, d’ailleurs très méfiant envers l’institution. Or, de l’aveu même du Comité international, sa délégation dans la capitale allemande « (…) n’a été acceptée par l’État-major soviétique que parce qu’elle était en mesure de distribuer des secours…il [est donc] nécessaire de trouver d’autres dons. »[9] Pour mobiliser les potentiels donateurs, l’un des moyens choisis sera la réalisation du documentaire Helft helfen ! (Aidez ceux qui aident !)
Cinéma et humanitaire
Ce mariage entre le CICR et le septième art n’est pas une nouveauté. L’institution genevoise a déjà eu recours par le passé au procédé cinématographique. Au sortir de la Grande Guerre, une série de courts-métrages sont réalisés pour présenter les activités du Comité international.[10] Ces images n’ont pas qu’un but didactique. Il s’agit également de positionner le CICR, organisation mandatée pour agir dans le cadre de conflits armés, dans un monde où l’on veut bannir à tout jamais la guerre. Ces films servent ainsi d’arme de propagande, en démontrant que les conséquences humanitaires d’un conflit – et donc les besoins – subsistent bien longtemps après la cessation des hostilités, légitimant de ce fait le rôle du CICR.
La production de films reprend en pleine Seconde Guerre mondiale. Quatre courts et un moyen métrages sont réalisés entre 1942 et 1948, en faisant souvent appel à des cinéastes d’un certain renom, comme Adrien Porchet – qui travailla avec Jacques Feyder pour Une femme disparaît – ou Kurt Früh, longtemps collaborateur de Leopold Lindtberg. L’une de ces productions, Le drapeau de l’humanité, est d’ailleurs primée à Venise en 1942. Ces films, documentaires ou de semi-fiction, montrent les activités du CICR, et en particulier celles de l’Agence internationale des prisonniers de guerre, et sont destinés à faciliter la récolte de fonds, et donc la poursuite du travail d’assistance. A priori, Helft helfen ! s’inscrit dans la même logique.
Car « ce film se veut un appel, afin qu’aux côtés du gouvernement et des forces d’occupation, les organisations humanitaires internationales reçoivent les moyens qui leur permettront d’aider des millions d’êtres vivants plongés dans la misère. Donc, aidez ceux qui aident !« .
Le projet naît courant 1947 au moment où Ernst W. Meyer, le chef de délégation du CICR à Berlin, entreprend de sonder plusieurs firmes cinématographiques. L’une d’elles – et non des moindres, puisqu’il s’agit de la DEFA (Deutsche Film AG) basée à Berlin-Est – lui propose « à titre de reconnaissance pour les secours apportés à l’Allemagne, de tourner cette bande sans que le CICR n’aie rien à payer. » Qui plus est son directeur, Alfred Lindenmann, promet que « Le CICR pourrait faire ce que bon lui semblerait de ce film, et que la firme qui le tourne ne réclamerait aucun droit de production, ni n’exigerait que son nom soit mentionné sur ce documentaire. »[11]
La réalisation en est confiée à Carl von Barany, un ancien acteur reconverti en réalisateur, et plutôt spécialisé dans les films légers ou de comédie.[12]
On ne connaît pas les raisons réelles de ce choix, ni qui l’a imposé. Mais le fait que von Barany était, depuis 1945, le délégué de la Croix-Rouge hongroise à Berlin pourrait expliquer sa désignation par le CICR ou la DEFA.[13]
Les images sont confiées aux soins de Bruno Timm, qui fit ses débuts comme assistant cameraman de Fritz Lang pour le tournage de Dr. Mabuse, der Spieler. Quant au montage d’Helft helfen !, il est assuré par Willy Zeunert actif dans le métier depuis la moitié des années vingt. En résumé, le CICR s’entoure d’une palette de professionnels.[14] Par ailleurs, si ceux-ci ont tous travaillé en Allemagne durant la période nationale-socialiste, aucun ne semble s’être compromis de trop près avec le régime nazi, ce qui pourrait aussi avoir joué un rôle dans leur désignation, notamment du côté des autorités soviétiques.
Bien que tourné à Berlin, le message du film se veut universel, car la détresse est partout. On insiste sur le fait, images à l’appui que « la furie de la guerre (…) déferla sur toute l’Europe [qui] devint ainsi le théâtre de la plus grande misère connue de mémoire d’homme. [Une] terrible misère qui règne encore aujourd’hui dans les pays dévastés par la guerre, trois ans après que celle-ci a pris fin« . Les allusions à l’Allemagne et aux victimes purement allemandes sont de ce fait rares durant toute la première moitié du film. Et ce n’est que dans sa seconde partie, que le documentaire mentionne explicitement les actions de secours à Berlin, mais à nouveau en généralisant le propos.
Il semble donc que, pour éviter l’écueil d’un rejet immédiat, on ait d’abord voulu prendre le temps de sensibiliser le spectateur aux souffrances endurées par toutes les populations civiles européennes, sans distinction entre vainqueurs et vaincus. Ceci permettant, dans un second temps, d’aborder le cas plus problématique de l’Allemagne vers lequel l’effort d’aide allait porter en priorité. Cette intention est encore étayée par le choix des victimes. En effet, le documentaire s’axe sur des images de femmes, de vieillards et surtout d’enfants; c’est-à-dire sur des victimes perçues comme « innocentes ». Les hommes sont, eux, rarement présents sur les images, et s’ils apparaissent, c’est sous la forme de prisonniers de guerre rapatriés et démunis, ou de mutilés. Là aussi, il s’agit d’amadouer le futur public du film en lui présentant comme déjà punis ceux qu’il pourrait considérer responsables de la guerre et de ses atrocités. Enfin, les dernières séquences du film font une large place au problème de la tuberculose qui affecte les plus vulnérables et donc à nouveau les plus innocents. Mettre l’accent sur cette maladie, plutôt que sur le problème de la faim, semble avoir été un procédé délibéré. Il s’agissait de confronter les spectateurs – suisses en particulier – à un fléau universel, plutôt qu’à une situation alimentaire qui ne correspondait pas à la réalité helvétique de l’époque et donc moins susceptible de provoquer une identification. D’ailleurs, le film ne mentionne-t-il pas la Suisse comme « le pays où ruissellent le lait et le miel« ?
Le documentaire, dont le tournage s’effectue en Allemagne et en Suisse durant l’automne/hiver 1947-1948,[15] est achevé durant la seconde quinzaine du mois de mars 1948.[16] Deux copies sont immédiatement envoyées au siège du CICR, à Genève. Dans la lettre d’accompagnement, les délégués à Berlin soulignent une fois de plus qu’ils ont fait ce film « (…) dans le but d’adresser un appel pour le secours à la population civile. Nous espérons vivement que le CICR utilisera ce film dans ce sens, et non comme pure documentaire CICR. » [17] La nationalité des bénéficiaires n’est pas mentionnée, ouvrant à nouveau la voie à une interprétation des plus larges.
Helft helfen ! est visionné par les responsables du CICR qui le trouvent « (…) excellent à part quelques petits détails qui seront modifiés dans les versions anglaise et française. »[18] Et on décide, dans les plus brefs délais, de prêter le film à l’Aide suisse à l’Europe, organisme de récolte de fonds commun à diverses associations helvétiques, qui s’apprête à entreprendre une collecte en faveur de l’enfance. Voire de le montrer à Stockholm où doit se réunir, en août 1948, la dix-septième conférence internationale de la Croix-Rouge.[19] Enfin un courrier est adressé à von Barany, lettre dans laquelle le Comité international, par la voix de son vice-président Martin Bodmer, exprime à nouveau sa satisfaction: « [nous vous remercions] de vous être consacré avec un tel zèle à cette utile tâche. Le film que nous avons pu admirer récemment et pour lequel vous vous êtes dépensé sans compter nous a paru devoir remplir largement son but qui est d’instruire et d’émouvoir. L’opinion à cet égard a été unanime. »[20]
Les choses semblent donc aller bon train et l’on ne peut qu’espérer que le film remplisse ses objectifs initiaux. Or, en juin 1948, [21] puis à nouveau en août,[22] le chef de la délégation de Berlin s’étonne et regrette que le film n’ait toujours pas été diffusé en Suisse, ce qui lui fait perdre toute sa valeur d’actualité, selon le délégué. Pourquoi donc ce retard ?
Un mauvais produit…
Malgré l’enthousiasme officiel affiché, le CICR émet immédiatement des réserves à la réception d’Helft helfen !. Si on dit comprendre les regrets du délégué,[23] on souligne toutefois que, en l’état, ce film apparaît comme un plaidoyer uniquement pro-allemand et ne pourrait « (…) être présenté que dans les pays qui pourraient secourir l’Allemagne. »[24] Dans le cas de la Suisse, ce documentaire pourrait être utile »(…) dans les régions seulement où l’on parle allemand et où l’on a un minimum de sympathie pour l’Allemagne, c’est-à-dire en résumé en Suisse allemande.« [25] On tente cependant de rassurer la délégation de Berlin en expliquant que la version anglaise du film pourrait être utilisée plus largement, mais en y apportant certaines nuances au commentaire, « (…) faute desquelles il serait difficile de présenter le film à un public qui ne soit pas pro allemand. »[26] C’est du reste, explique encore le Comité international, la principale critique adressée à ce court métrage. « En effet, nous avons souvent entendu dire que si ce film avait un caractère plus général de documentaire sur les victimes de la guerre, on pourrait le placer plus facilement…« .[27]
Son de cloche identique du côté du Comité de l’Aide suisse à l’Europe, qui considère le film comme « inopportun pour la collecte… »[28] et qui craint qu’il rappelle « (…) par trop les besoins de Berlin, au détriment de l’enfance européenne en général. »[29]
Au total, l’année de sa sortie, Helft helfen ! – outre le CICR et l’Aide Suisse pour l’Europe – ne semble avoir été vu en Suisse que par des responsables d’une section de la Croix-Rouge.[30] A l’étranger, seul le gouvernement irlandais en a reçu copie, à titre de remerciement, eu égard à l’importance des donations transmises par ce pays en faveur des actions de secours en Allemagne.[31]
Helft helfen ! apparaît donc, dès le début, comme un produit très difficile à manier. Film de propagande en faveur des activités du CICR, il peine d’emblée à séduire l’institution qui l’a commandité. Quant à son message, qui se veut universel, il est au contraire immédiatement perçu comme faisant la part belle aux civils allemands; malgré tous les caveat que s’est imposés la délégation de Berlin pour « dégermaniser » autant que possible son documentaire. Cette critique semble d’ailleurs être partagée par les principaux acteurs helvétiques de l’assistance humanitaire, l’Aide suisse à l’Europe en tête, sans que l’on sache vraiment si le CICR n’intervint pas, d’une manière ou d’une autre, dans la décision négative de cette organisation.[32]
Tout ceci fait que le CICR se désintéressera d’Helft helfen !, lui préférant une de ses autres productions tournées aussi en 1948, Inter Arma Caritas.[33]. Visiblement plus dans la lignée institutionnelle, ce dernier film fut, lui, abondamment mis en avant et largement diffusé, en Suisse comme à l’étranger.
…ou un film tendancieux ?
Au final, on constate donc que le documentaire tourné par sa délégation à Berlin occupe une place des plus marginales dans la production cinématographique du CICR. Preuve en est la très faible audience d’Helft helfen ! qui, en l’état de nos recherches, ne semble jamais avoir été montré au grand public suisse.[34] Preuve en est surtout le manque de documentation dans les archives du CICR concernant ce film. Ainsi, si les documents nous apprennent l’existence d’une version courte du documentaire, ni le CICR, ni la Cinémathèque suisse n’en possèdent aujourd’hui une copie.[35]
Pour quelle (s) raison(s) Helft helfen ! est-il tombé dans cet oubli délibéré?
Plusieurs pistes s’offrent à la réflexion. On peut tout d’abord se demander si Helft helfen ! a été perçu comme allant à l’encontre des intérêts du CICR de l’époque. Conscient que le droit humanitaire ne protégeait que marginalement les populations civiles contre les effets de la guerre, le CICR s’est attelé, dès septembre 1945, à la rédaction d’un nouveau texte en faveur de cette catégorie de victimes (qui deviendra de fait, en août 1949, la Quatrième Convention de Genève) et qu’il s’agit de faire accepter par la communauté internationale.
A priori donc, en rappelant les souffrances endurées par les civils, Helft helfen ! semble parfaitement s’intégrer dans la démarche de sensibilisation du CICR. Il n’est d’ailleurs pas anodin de signaler que l’autre film produit par le CICR en 1948, Inter arma caritas traite également de la question des civils. Reste que seul ce dernier documentaire est perçu par Genève comme pouvant conforter le message que veut faire passer le CICR au monde et bénéficie donc d’un effort de promotion, contrairement au film de la délégation de Berlin qui, lui, semble avoir été perçu plutôt comme un obstacle que comme un soutien à la politique institutionnelle.
Car, de l’avis des rares personnes l’ayant vu à sa sortie, le documentaire tranche radicalement avec les productions antérieures du CICR. On se dit ainsi fortement impressionné par « son langage direct et convaincant« ,[36] notamment dans les dernières phrases du film, celles justement qui sont un appel à l’aide. Mais cette impression n’est pas que positive, car on demande en même temps à ce que soit conservée uniquement « la partie la moins agressive de la fin du commentaire« .[37] En fait, c’est tout le film qui dérange parce que son propos suscite un certain malaise. En effet, contrairement aux autres films du CICR qui montrent essentiellement les moyens de venir en aide à la souffrance humaine, en occultant généralement celle-ci, Helft helfen ! fait l’inverse en exposant d’abord la détresse avant de parler des remèdes pour tenter d’y mettre fin. A cet effet, on y montre crûment des enfants faméliques, des corps décharnés ou mutilés, la déchéance et la maladie. Le film adopte une démarche culpabilisatrice, mettant ceux qui le regardent dans l’obligation d’agir, en les rendant en quelques sortes co-responsables du sort de ceux qui souffrent. On peut dès lors comprendre que les craintes que ce documentaire ne plaise pas à un public suisse, certes épargné par la guerre et en partie sympathique aux victimes allemandes, mais déjà gavé de la souffrance des autres; et encore moins à des spectateurs étrangers ayant peut-être directement souffert du conflit. De plus, malgré son caractère documentaire, Helft helfen ! s’inscrit plutôt dans la ligne d’Allemagne année zéro de Rossellini (tourné à la même époque), soit un film pessimiste où le héros principal, symbole de l’espoir et du renouveau, est voué in fine à la destruction. Dans le documentaire du CICR également, l’enfant tient une place de premier plan et sert de fil rouge au récit jusqu’à une fin peut-être tout aussi tragique, avec les dernières images de nourrissons squelettiques.
Mais il y a un autre type de culpabilisation du spectateur, plus fondamental à notre avis. Les derniers plans de Helft helfen ! mettent en scène des vieillards, des femmes et des enfants tuberculeux. Ces images fortes ne sont pas sans évoquer – en particulier dans la présentation de l’alignement des corps délabrés et de la nudité féminine – certaines images tournées, elles, à la libération des camps de concentration. On peut ainsi interpréter les dernières minutes du documentaire comme une sorte de réminiscence de l’univers concentrationnaire nazi, mais avec d’autres victimes. Le spectateur actuel, qui visionne Helft helfen !, ne manque pas d’être interpellé par ce parallèle avec la Shoah. Est-ce que les contemporains du film ont, eux aussi, eu la même perception de cette juxtaposition de deux réalités différentes qui choque tant aujourd’hui? Il est difficile de répondre à la question. [38] Reste que le choix de ces dernières séquences et de leur position dans le scénario n’est pas totalement innocent au regard d’autres éléments perceptibles dans le documentaire. En effet, on peut s’étonner du contenu du message et du ton employé, au moment où le film présente l’état moral de la population allemande. La mise en garde contre un peuple qui sombrerait d’abord dans l’anarchie, puis dans l’autoritarisme (ce que souligne le commentaire: »La force prime sur le droit » ) n’est pas sans rappeler l’Allemagne de la fin de la Première Guerre mondiale, puis celle de l’avènement d’Hitler. Une Allemagne d’où ne pourrait sortir en fin de compte que la Solution finale, c’est-à-dire à nouveau la destruction, comme semble le sous-entendre la fin du documentaire.
En plaçant le spectateur dans une situation d’uchronie, c’est-à-dire dans la position de pouvoir remodeler un passé traumatique en agissant cette fois sur le futur, le film – et surtout son réalisateur von Barany (car il semble bien que ce soit sa démarche propre, vu qu’il réalisa selon le CICR, un film largement personnel) [39] – aurait chercher à émouvoir plus encore le spectateur, en jouant cette fois sur une mauvaise conscience latente.
Or, cette démarche était vouée à l’insuccès en ce qui concerne le CICR dans le contexte d’après-guerre. La question de la Shoah – c’est-à-dire le point d’orgue du documentaire Helft helfen !, si l’on suit notre interprétation –, est, on l’a dit, un épisode douloureux lié à un échec humanitaire, mais aussi moral pour le Comité international. Face à cette tache sur son blason, l’attitude de l’institution a été double. Dès la fin de la guerre, le CICR s’est parallèlement retranché derrière une argumentation de type juridique, à savoir l’absence de Convention protégeant les civils et donc l’impossibilité pour lui d’agir en leur faveur; et derrière l’impassibilité des bourreaux nazis à l’encontre de ses nombreuses démarches. On pensait ainsi régler l’affaire, en particulier par l’occultation d’autres facteurs explicatifs, et en premier lieu l’indifférence d’une partie de l’establishment du CICR envers les victimes juives. Or, le documentaire de la délégation de Berlin rouvrait en quelque sorte une plaie à peine cicatrisée, en mettant le CICR à nouveau face à sa passivité culpabilisatrice lors de la Shoah. Dans ces conditions, il était illusoire de penser que l’organisation qui aurait dû faire office de premier promoteur et vecteur du film accomplisse pleinement cette tâche, du moins avec le produit original.
Au final, Helft helfen ! met en évidence le dilemme par excellence du film humanitaire: soit comment montrer la guerre dans un contexte d’après-guerre.
[1] Dès 1929, une Convention internationale édicte les mesures relatives au traitement des prisonniers de guerre. Les militaires blessés étaient eux déjà protégés depuis 1864 (Première Convention de Genève).
[2] Voir Jean-Claude Favez, Une mission impossible? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, avec la collaboration de Geneviève Billeter, Lausanne, Payot, 1988.
[3] Bien que signataire de la Convention de 1929 sur les prisonniers de guerre, l’Allemagne n’était pas tenue d’en respecter les clauses à l’encontre d’un adversaire – l’URSS – qui n’avait pas signé ce texte et n’était pas engagé par lui. Parmi lesdites clauses figurait celle de favoriser les activités du CICR en faveur des prisonniers de guerre, moyennant l’agrément des belligérants concernés.
[4] Le CICR reçoit le Prix Nobel de la paix en 1944 pour ses activités durant la guerre.
[5] Les autorités yougoslaves reprochent à l’institution son inactivité sur la question des « partisans », des belligérants qui n’étaient pas formellement protégés par les Conventions de Genève.
[6] Catherine Rey-Schyrr, De Yalta à Dien Bien Phu. Histoire du Comité international de la Croix-Rouge, 1945-1955, Genève, CICR, Georg Editeur, 2007, p. 139.
[7] Archives du Comité international de la Croix-Rouge [ci-après ACICR], A PV, Bureau, séance de relevée du jeudi 11 mars 1948 à 14h30.
[8] ACICR, A PV, Bureau, séance du jeudi 14 octobre 1948 à 9h30.
[9] ACICR, A PV, Comité, séance plénière tenue le mercredi 23 juin 1948 à 15h.
[10] Ces films ont été regroupés dans un DVD intitulé Humanitaire et cinéma. Films CICR des années 1920, CICR, Memoriav, 2005.
[11] ACICR, B G.58 Information, Procès-verbal de la séance du 18.12.47 au sujet du film qui se tourne à Berlin sous le contrôle de Monsieur Meyer délégué du CICR.
[12] Les rapports entre le CICR et von Barany furent parfois orageux; voir ACICR, Délégation de Berlin, Zone soviétique, Aktenvermenke, 1946-1949 (fonds non inventorié), Memorandum, betr.: Film Mittwoch 14.01.1948. Mais, de l’avis de la délégation de Berlin, von Barany fit un excellent travail, mettant tout son savoir-faire et sa sensibilité au service du documentaire.
[13] Cette fonction apparaît du reste au générique de la version anglaise d’Helft helfen !, même si plus tard les dirigeants (communistes) de la Croix-Rouge hongroise feront savoir au CICR que von Barany aurait porté le titre de délégué de façon abusive, voir ACICR, B CR00/30, 391.
[14] Des informations sur la cinématographie de ces personnes sont disponibles sur le site www.filmportal.de
[15] Le tournage serait déjà en cours dès octobre 1947, voir ACICR, Délégation Berlin, zone soviétique, Aktenvermerken, 1946-1949 (non inventorié), Aktennotiz über die Besprechung mit Herrn Rentmeister, 3.Oktober 1947; Aktenvermek, 20.10.1947; ACICR, B G. 58 Information, Note à la délégation du CICR à Berlin, 29.12.47.
[16] « Selon les indications du metteur en scène et du chef de la production, le film sera terminé complètement entre le 15 et 31 mars [1948] », ACICR, B Sg/13, correspondance avec la délégation de Berlin, 1.01.1947 – 30.06.1948, Rapport mensuel sur les actions de secours en zone soviétique d’Allemagne, janvier 1948, du 20 février 1948, p. 12.
[17] ACICR, B G. 58, lettre de E. Meyer du 20 mars 1948, Délégation de Berlin.
[18] ACICR A PV, Bureau, séance du mercredi 31 mars 1948 à 9h.30. Si les Archives du CICR sont effectivement en possession d’une version anglaise de Helft helfen !, intitulée That they may live again, la version française a disparu, pour autant qu’elle ait un jour existé, ce que nos recherches n’ont pu confirmer.
[19] Le film est effectivement présenté aux membres du comité de l’Aide suisse à l’Europe, voir ACICR, A PV, Bureau, séance de relevée du mercredi 7 avril 1948 à 14 heures 30. Le CICR confirmera par ailleurs à sa délégation de Berlin qu’Helft helfen! a été envoyé « à temps à Stockholm où il sera projeté. », ACICR, B G. 58 Information, Note à la délégation du CICR à Berlin, 17 août 1948. Les archives du CICR consacrées à cette manifestation (série B CRI/25) ne font cependant aucune allusion à la projection du film.
[20] ACICR, B G. 58 18 (814) Lettre à M. F. [sic] von Barani [sic], 20 mai 1948.
[21] ACICR, B Sg/13, correspondance avec la délégation de Berlin, 1.01.1947 – 30.06.1948, Note à Monsieur G. Dunand, Directeur-délégué du CICR, 17 juin 1948.
[22] ACICR, A PV, Séances de travail présidées par M. Chenevière, séance de travail du mardi 31 août 1948 à 9h.45.
[23] ACICR B G 3/261, Note à l’intention de Monsieur E. Meyer chef de la délégation du CICR à Berlin, 29 juin 1948.
[24] ACICR, A PV, Bureau, séance du mercredi 31 mars 1948 à 9h30.
[25] ACICR B Sg/13, correspondance avec la délégation de Berlin, 1.01.1947 – 30.06.1948, Note à Monsieur E. Meyer chef de la délégation du CICR à Berlin, 24 juin 1948.
[26] Ibidem.
[27] ACICR B G 3/261, Note à l’intention de Monsieur E. Meyer chef de la délégation du CICR à Berlin, 29 juin 1948.
[28] ACICR, B G 3/261, Note à la délégation du CICR Berlin, s.d.
[29] ACICR, B G 58 Information – Films-cinéma, dossier Helft helfen !, lettre d’Édouard Chapuisat à Werner Staufer, 30 avril 1948.
[30] ACICR B G 3/261, Note à l’intention de Monsieur E. Meyer chef de la délégation du CICR à Berlin, 29 juin 1948.
[31] ACICR, B G 3/261, Note au CICR, Genève, 30.12.1948. Selon une information transmise par la légation suisse en Irlande, le film aurait du reste été mis en circulation dans tous les cinémas du pays durant l’été 1949 par la Croix-Rouge irlandaise en vue « d’obtenir des fonds supplémentaires pour son action en faveur de l’Allemagne« , ACICR, B G. 58, Note à la délégation du CICR à Berlin, 13 mai 1949.
[32] Des liens personnels étroits unissent en effet certains membres du Comité international à des personnalités suisses engagées dans l’aide gouvernementale. C’est le cas notamment avec Rodolfo Olgiati, directeur du Don suisse (1944-1949), mais aussi membre du Comité de l’Aide suisse à l’Europe, puis membre du CICR, voir Diego Fiscalini, Des élites au service d’une cause humanitaire: Le Comité international de la Croix-Rouge, deux tomes, Faculté des Lettres, Université de Genève, 1985; tome II, p. 226.
[33] ACICR, B G.58 Information, Lettre à Monsieur le Directeur de Photopresse, 25 novembre 1948.
[34] On sait que le film fut projeté, dans une version réduite, au Congrès international de pédiatrie à Zurich en juillet 1950, voir ACICR, B G.58 /825, Films A-Z, 1950. A l’étranger, on proposa de le diffuser en Afrique du Sud dans le courant de l’année 1949; on ne sait cependant pas si ce projet aboutit, voir ACICR, B G. 58 Information, note n° 2525, 28 février 1949.
[35] La version originale (longue) fait environ 700 m. soit 28′ (100 m. = 4′ environ). La version raccourcie avoisinait les 450 m. soit 18′. La version que possèdent les archives audiovisuelles du CICR fait 26’30 », ce qui correspond bien au montage avant réduction.
[36] ACICR, B G. 58 Information – Films-cinéma, dossier Helft helfen !, lettre d’Édouard Chapuisat à Werner Staufer, 30 avril 1948.
[37] ACICR, B G. 58, Information – Films-cinéma, Lettre de M. Chalumeau/CICR à Werner Sautter/Columbus-Film AG, 31.08.1948.
[38] Il est toutefois intéressant de noter que les coupes demandées au sein du CICR portent sur cette dernière partie du film, voir ACICR, B G. 58, Information – Films-cinéma, Lettre de M. Chalumeau/CICR à Werner Sautter/Columbus-Film AG, 31.08.1948.
[39] Il semble en effet que von Barany dut faire face, durant le tournage, à des pressions de ses « camarades » de la DEFA (dont la majorité du capital était alors passé en mains soviétiques). Il sut toutefois y résister (« …der sich von allen Genossen in der DEFA nicht beeinflussen liess… »), ACICR, Délégation de Berlin, Zone soviétique, Aktenvermenke, 1946-1949 (fonds non inventorié), Memorandum, betr.: Film Mittwoch 14.01.1948). Ces pressions sont peut-être à mettre en relation avec la politique russe qui était de nier qu’il y eut, à l’époque, un état de détresse à Berlin, voir ACICR, A PV, Bureau, séance du jeudi 14 octobre 1948 à 9h30.
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