Le fonds arabe constitue une part non négligeable des archives sonores du CICR, puisque qu’il représente près de 850 enregistrements produits entre les années 1960 et nos jours. Il est composé pour un tiers d’émissions radiophoniques qui présentent le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, ses origines, ses fondements et décrivent l’action du CICR dans le monde, pour un second tiers de feuilletons radiophoniques, réalisés dans les années 1990 en collaboration avec de nombreux dramaturges et acteurs du monde arabe, ainsi qu’un dernier tiers composé de reportages, d’émissions sur des thèmes spécifiques et d’entretiens avec des juristes, des professeurs ou encore des volontaires des sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Les débuts d’une diffusion en arabe sur les ondes
La première émission en arabe produite par le CICR est diffusée par le Service suisse des ondes courtes (SSOC) le 12 juillet 1957. Dans un communiqué publié à cette occasion, le CICR se dit « désireux de resserrer les liens qui l’unissent aux pays arabes et à leurs institutions de Croissant-Rouge[1].». La production radiophonique en arabe voit le jour peu de temps après les premières émissions réalisées en français ou en anglais. En effet, la radio du CICR n’est qu’à ses premiers balbutiements dans les années 1950. Les archives sonores ne conservent malheureusement aucune trace des premières émissions en arabe. Les plus anciens enregistrements conservés datent des années 1960, lorsqu’une émission hebdomadaire est lancée en mai 1965 grâce à une collaboration entre le CICR et le SSOC. Ibrahim Zreikat, collaborateur du CICR, est chargé de la réalisation de ce programme. Il présente chaque semaine les activités de l’institution dans le monde, retrace l’histoire du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et reçoit de temps à autre des représentants de différentes sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge du monde arabe. Diffusée chaque dimanche, l’émission est écoutée par de nombreux auditeurs, comme l’attestent les courriers de remerciement que ces derniers envoyaient à Genève[2].
Le programme vise à faire connaître le CICR dans les pays arabes. Chaque émission se termine par une annonce d’Ibrahim Zreikat qui encourage les auditeurs à écrire au siège, à Genève, pour poser leurs questions ou demander des brochures d’information en langue arabe.
Extrait de V-S-10024-A-15 © CICR
« Si vous n’avez pas encore obtenu nos publications, ainsi qu’une photo en couleur de Genève, veuillez nous en faire la demande et nous vous les enverrons gratuitement. »
La radio devient un véritable moyen de communication et de diffusion. A en croire les lettres que les auditeurs envoyaient au CICR, la connaissance de l’institution était très limitée, voire inexistante[3]. Ibrahim Zreikat consacre certaines émissions à répondre à ces courriers. Régulièrement, il fait également la lecture de quelques messages, échangés via le CICR entre des membres d’une même famille, séparés par les événements. Ce sont souvent des messages transmis entre le Liban, la Syrie et Israël, comme celui-ci de Fatima Ali Skandar (Israël) à l’intention de son frère Mohammad Ali Skandar (Liban).
Extrait de V-S-10029-A-03 © CICR
« Nous allons bien. Il ne nous manque rien, sinon pouvoir contempler votre lumière resplendissante, et j’espère, mon frère, que vous nous donnerez bientôt de vos nouvelles par le biais de la radio. »
Le développement des productions radiophoniques en arabe dans les années 1960 répond certainement aux premières actions d’envergure du CICR dans le monde arabe : Yémen (1963), guerre des Six Jours (1967), puis guerre du Kippour (1973), guerre du Liban (1975). L’émission d’Ibrahim Zreikat cherche à préparer l’action du CICR dans chacune de ces régions en expliquant le rôle de l’institution, ses fondements, ou encore les principes fondamentaux de son action.
L’émission hebdomadaire prendra fin en août 1966 et cédera la place à des émissions ponctuelles durant une décennie[4]. En 1980, la radio du CICR – Red Cross Broadcasting Service (RCBS) – prend le relais et diffuse chaque mois sur Radio Suisse internationale, l’enfant du Service suisse des ondes courtes, une émission en arabe similaire au programme qu’elle entame également à cette époque en français, en anglais et dans de nombreuses autres langues. La version arabe donne cependant plus d’espace aux événements qui touchent le Moyen-Orient. A raison d’une émission par mois pendant quinze ans, elle témoigne de l’action du CICR dans le monde arabe entre 1980 et 1995 : guerre Iran-Irak, conflit libanais, guerre du Golfe.
La diffusion du droit international humanitaire dans le monde arabe
De nombreux enregistrements rendent compte, à partir des années 1990, de la volonté du CICR d’intensifier son action de diffusion du droit international humanitaire (DIH) et des principes de la Croix-Rouge dans les pays arabes. Une exposition itinérante sur le DIH est traduite en arabe puis exposée une première fois à Amman, en Jordanie, en 1992[5]. Cette année-là également, un bureau spécialisé dans la communication ouvre dans les Territoires occupés où deux délégués sont chargés d’établir des contacts avec les médias pour faciliter la diffusion du DIH[6]. Au Caire, en Jordanie, en Palestine ou encore au Liban, des sessions d’information sur le DIH sont organisées au sein des forces armées ou de la police et des conférences sont données dans les universités. L’un des enregistrements du fonds arabe donne la parole à un juriste et ancien général égyptien, qui présente le contenu de ces sessions de formation des officiers au droit humanitaire. Il explique que des publications imagées ont également été produites, étant donné le nombre élevé de soldats qui ne savent ni lire ni écrire[7].
Ces activités de diffusion trouvent un écho dans une nouvelle émission radiophonique coproduite par le CICR et Radio Suisse internationale (aujourd’hui Swissinfo) qui voit le jour en 1992. Intitulée « Sur les traces du Comité international de la Croix-Rouge », cette émission reprend le fonctionnement du programme hebdomadaire d’Ibrahim Zreikat, dans les années 1960, en lui préférant cependant un format plus long à raison d’une émission par mois, évitant ainsi l’effet de « remplissage » dont était victime l’émission de Zreikat qui peinait à trouver un sujet pour chaque semaine[8]. Certains délégués prennent part à l’émission, à l’instar de Roland Huguenin-Benjamin qui s’exprime en 1992 sur l’action de diffusion du CICR en Egypte.
Extrait de V-S-12490-A-01 © CICR
« La population, dans la majorité des pays du monde et également dans les pays arabes, n’a pas une connaissance suffisante, du moins à mon avis, des principes du droit international [humanitaire]. Par conséquent, nous avons pour objectif d’informer les populations arabes sur quelques principes fondamentaux spécifiques à la protection de la dignité, la protection du droit à la vie, la protection des principaux droits de l’être humain en situation de conflits armés.»
Droit islamique et droit international humanitaire
De nombreux enregistrements témoignent également d’un souci de clarification et de légitimation du rôle du CICR auprès des populations, à majorité musulmane, de cette aire géographique où l’institution allait intensifier sa présence. Ils rappellent en particulier le besoin de justifier le caractère universel du droit international humanitaire (DIH) dont le CICR est le garant.
Parallèlement au renforcement de ses programmes de diffusion dans le monde arabe des principes du droit humanitaire, le CICR a dû procéder à un travail de réflexion sur les points communs entre le DIH et le droit islamique. Il s’agissait de montrer que le droit humanitaire n’est pas une invention occidentale, mais qu’il reprend des principes qui s’expriment de manière universelle. De nombreux entretiens traitent ainsi de la concordance entre les fondements du DIH et de la juridiction islamique. Remarquons au passage que le même exercice de comparaison entre une tradition juridique ancienne et les principes du droit international humanitaire moderne avait été mené dans les années 1970 dans le contexte africain. La juriste sénégalaise Yolande Diallo s’était penchée sur cette question, qu’elle aborde dans plusieurs entretiens conservés aux archives sonores[9].
Dans le cadre de cette démarche comparative, le CICR a consulté de nombreux docteurs et juristes musulmans. En 1966, Ibrahim Zreikat réalise une émission sur la pensée humanitaire dans le Coran et présente certains versets traitant de la protection des civils en temps de guerre ainsi que du traitement des prisonniers[10]. En 1977, un théologien algérien, le cheikh Mahmoud Bouzouzou, s’exprime au microphone du CICR sur les analogies entre le message coranique et les principes des Conventions de Genève.
Extrait de V-S-10056-A-09 © CICR
« (Reda Chalaby, CICR) : – Les Conventions de Genève prescrivent que les prisonniers doivent être traités avec bienveillance. Est-ce que le Coran demande aux croyants d’être bienveillants envers les prisonniers ? (Mahmoud Bouzouzou) : – Oui, le Coran prescrit d’être bienveillant envers eux et de les nourrir. Selon les paroles de Dieu tout-puissant : « Les hommes purs boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre, venant d’une source à laquelle les serviteurs de Dieu boiront tout en la faisant jaillir en abondance. Ceux-là accomplissaient fidèlement leurs vœux et redoutaient un Jour dont le mal se répandrait partout. Ils nourrissaient le pauvre, l’orphelin et le captif, pour l’amour de Dieu, [disant :] Nous vous nourrissons pour plaire à Dieu, n’attendant de vous ni récompense, ni gratitude[11]. »
En 1974, c’est un professeur de l’Université de Jordanie, responsable des enseignements sur le DIH depuis plusieurs années, qui insiste sur l’absence d’origine géographique au droit humanitaire[12]. Deux professeurs tunisiens sont également interviewés en 1979[13].
Ces différents entretiens rappellent le travail d’explication et de légitimation de son action que le CICR a dû – et doit encore aujourd’hui – mener pour maintenir une réputation d’acteur neutre et impartial. Ces émissions de radio accompagnaient d’autres moyens d’action. En Egypte, par exemple, des publications sont produites dans les années 1990 qui indiquent les liens fondamentaux existant entre le droit traditionnel arabe et les principes du DIH ou montrant la concordance qui existait aux XIVe et XVe siècles entre les écrits de certains juristes arabes et le comportement en temps de guerre des responsables militaires[14].
Le CICR va également engager des conseillers juridiques qui travaillent sur la pensée humanitaire et le droit de la guerre en Islam. Ameur Zemmali a produit plusieurs études à ce sujet, après avoir étudié en détail le texte coranique, les hadiths du Prophète ainsi que plusieurs sources de la juridiction islamique[15]. Dans un long entretien accordé en 1995 au journaliste Hassane Tlili, de Radio Monte Carlo, il décrit les premières réglementations de la guerre en Islam[16].
La diffusion du DIH par les arts
La délégation du CICR au Caire va développer en 1993 une nouvelle approche pour faire connaître le droit humanitaire, en créant un feuilleton radiophonique en 30 épisodes diffusé en premier lieu sur Radio Monte-Carlo durant le mois de Ramadan. Intitulé Les Mille et Un Jours, ce premier feuilleton s’inspire des contes classiques des Mille et Une Nuits, dont il reprend les deux personnages principaux, Shéhérazade et Shahryar.
Générique du feuilleton : Extrait de V-S-12855-A-01 © CICR
La forme traditionnelle est cependant détournée, puisque le feuilleton donne à entendre les journées de Shéhérazade. Lorsqu’elle quitte le calife au petit matin, Shéhérazade s’immerge dans le monde extérieur en proie à la guerre. Elle est témoin des exactions des hommes du calife, qui recrutent de jeunes gens pour les envoyer au front et traitent leurs prisonniers sans ménagement. La nuit, elle fait le récit de ces atrocités au calife et cherche ainsi à le convaincre de la nécessité de respecter le droit de la guerre.
Dans l’un des épisodes, Shéhérazade découvre par exemple quel traitement le bras droit du calife, un certain Masrour, réserve à ses prisonniers. Elle s’élève contre l’absence de tout droit à une defense pour les accusés.
Extrait de V-S-12855-A-02 © CICR
Suite au succès de cette première série radiophonique, le CICR va développer des partenariats avec d’autres radios en Egypte, au Maroc, en Jordanie et au Koweït. En 1995, un nouveau feuilleton est réalisé avec la célèbre actrice égyptienne Nadia Lutfi sous le nom de Prises de position humanitaires.
Générique du feuilleton : Extrait de V-S-12846-A-01 © CICR
A la différence du premier programme dont les épisodes suivaient une trame fictionnelle, cette série d’épisodes s’inspire d’histoires vraies, que des délégués du CICR ont vécues ou entendues. Chaque épisode aborde une thématique du droit international humanitaire.
Extrait de V-S-12848-A-02 © CICR
D’autres séries radiophoniques suivront : Ibn Iyas raconte (1996), L’évasion de Kalila et Dimna (1996), A Dream in The Tales (1997), qui reçoit cinq prix au Festival de la radio et de la télévision au Caire en 1998, Paix et sécurité à travers l’histoire (1998), Dream To Survive (1998) et Ibn Batouta (1999).
Ces différents feuilletons s’inspirent tous, à leur manière, du patrimoine arabo-islamique. Ils témoignent d’une volonté du CICR, dans les années 1990, de faire connaître le droit international humanitaire dans le monde arabe en se servant d’un référant culturel et littéraire qui devait à la fois parler à l’individu lambda et asseoir l’universalité des principes de la Croix-Rouge.
Il est intéressant de remarquer qu’à vouloir puiser dans le patrimoine du public arabe visé, les collaborateurs du CICR chargés de ces productions se sont inspirés d’un style littéraire très classique. Les émissions empruntent en effet aux contes des Mille et Une Nuits, au recueil de fables de Kalila et Dimna (VIIIe siècle), parlent de l’explorateur Ibn Battuta (XIVe siècle) ou de l’historien Ibn Iyas (XVe siècle). Il faut reconnaître que ces feuilletons comportent certaines innovations. Ainsi la trame des Mille et Une Nuits est-elle détournée de sa forme originale pour confronter Shéhérazade au monde de la guerre. Mais il est frappant de constater que ces productions reposent sur une tradition ancienne voire, pour certains, désuète. Radio Monte Carlo expliquait dans une lettre au CICR qu’elle ne souhaitait pas, à l’avenir, diffuser de feuilletons semblables au Mille et Un Jours, lui préférant des productions plus séduisantes[17].
Le succès de ces émissions reste cependant notoire. Ce ne sont pas moins de huit feuilletons de trente épisodes chacun qui ont été réalisés en quelques années seulement.
Morceaux choisis du fonds arabe
A côté de ces émissions, dont l’objectif était avant tout de faire connaître le CICR, de nombreux enregistrements ont été réalisés par des délégués en mission. Aussi le fonds arabe recueille-t-il quelques entretiens avec des personnalités rencontrées sur le terrain : des militaires, des médecins et surtout de nombreux membres des sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Yémen, 1963. En mission dans ce pays secoué par une guerre civile depuis une année déjà, les délégués Charles de Blonay et Paul Ruggli rencontrent plusieurs chefs de tribus dans le nord du pays, qui s’expriment sur l’action du CICR dans la région. Parmi eux, un homme livre au micro des délégués un message d’amour à l’intention de sa femme, dont il est séparé. Un poème passionné, qu’il déclame dans un arabe classique éloquent.
Extrait de V-S-10006-A-02 © CICR
Liban, 1983. La présidente de la Croix-Rouge libanaise constate que de nombreuses factions ne respectent pas l’emblème de la Croix-Rouge :
Extrait de V-S-12451-A-01 © CICR
« Nous avons essayé de parler du respect de l’emblème, autant que nous pouvions ; dans les journaux, à la télévision, à la radio, par tous les moyens de communication possibles. Malheureusement, si les armées organisées comprennent l’importance de l’emblème et de son respect, les petites organisations comme celles du Liban – que nous appelons « groupuscules » – ont chacune leur propre pensée, leur propre indépendance. […] Beaucoup d’entre elles ne sont pas organisées et, par ailleurs, beaucoup d’entre elles ont volé nos voitures. Que ce soit dans leurs voitures, où l’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge a été dessiné, ou bien dans nos voitures volées, nous voyons très souvent – et je l’ai vu personnellement une fois – des hommes armés, tirant des coups de feu afin que tout le monde laisse la voiture passer. Comment voulez-vous que l’emblème soit respecté quand il est associé à des armes ? »
Conclusion
L’ensemble du fonds témoigne de la spécificité de la communication du CICR dans les pays arabes. En effet, ces enregistrements ne constituent pas de simples « versions linguistiques » d’émissions produites à l’origine en français, allemand ou anglais. Ces émissions ont été conçues pour s’adresser à un public arabe : elles traitent plus particulièrement de l’action du CICR dans le monde arabe, elles se basent sur le patrimoine arabo-islamique pour trouver un langage qui « parle » au public visé, elles discutent des analogies entre les principes du droit international humanitaire et du droit islamique. En ce sens, le fonds arabe renseigne aussi bien sur l’action du CICR dans les pays arabes que sur la posture de l’institution à l’égard de cette région : ses représentations, ses images, ses projections. En cela, le fonds arabe des archives sonores permet de retracer l’histoire de la communication du CICR dans le monde arabe.
En ligne : le fonds arabe des archives sonores du CICR
[1] Communiqué intitulé « Des émissions en langue arabe du CICR », Genève, le 12 juillet 1967, communiqué N°616. Archives publiques du CICR, cote : B AG 061 068.
[2] « Émissions en langue arabe : Traductions des lettres adressées aux émissions du CICR en langue arabe », 1964. Archives publiques du CICR, cote : B AG 061-150.
[3] Ibidem.
[4] Production d’émissions de radio en langue arabe au cours des décennies : 1960-1969 : 77 enregistrements / 1970-1979 : 49 enregistrements / 1980-1989 : 146 enregistrements / 1990-1999 : 399 enregistrements / 2000-2009 : 140 enregistrements.
[8] Archives publiques du CICR, cote : B AG 061-190.
[11] La traduction des versets 5-9 de la sourate Al-Insan cités par Mahmoud Bouzouzou sont empruntés à la traduction coranique de Jean-Louis Michon. En ligne sur http://www.altafsir.com.
[17] Archives publiques du CICR, cote : B AG 061-374.
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