Romain Rolland à l’Agence internationale des prisonniers de guerre

 

Romain Rolland en 1915. Bibliothèque de Genève

En cette journée internationale de la paix, et à l’occasion de l’année 2016 qui marque les 150 ans de sa naissance, nous avons tenu à rappeler l’engagement pacifiste de Romain Rolland et ses liens avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Romain Rolland fut en effet l’une des rares voix à avoir protesté avec véhémence contre la Première Guerre mondiale, tout en donnant de son temps et de sa personne par son travail à l’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG).

 

Dès le début de la Première Guerre mondiale, le CICR crée à Genève une agence de renseignements chargée de centraliser les informations sur les prisonniers de guerre et les internés civils, l’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG). L’AIPG commence son travail avec huit membres mais l’extension du conflit rend nécessaire le recrutement de plusieurs centaines de collaborateurs rétribués ou bénévoles.

 

Le collaborateur le plus illustre de l’AIPG est sans nul doute Romain Rolland, célèbre écrivain français. Au moment de la déclaration de guerre, Romain Rolland est en vacances en Suisse. Dès le mois de septembre 1914, sous l’inspiration de sa sœur Madeleine qui a déjà travaillé à l’Agence, il propose ses services à Gustave Ador, alors président du CICR, et commence son travail à l’AIPG.

Sa signature apparaît dans le Livre d’or de l’AIPG qui regroupe les noms des collaborateurs et des visiteurs de l’AIPG durant la guerre.

 

ACICR A VS PROT LO AIPG, Extrait du livre d’or de l’AIPG, signatures des collaborateurs et des visiteurs

ACICR A VS PROT LO AIPG, Extrait du livre d’or de l’AIPG, signatures des collaborateurs et des visiteurs

 

 

ACICR C G1 A 03-01, Etats nominatifs du personnel de l'Agence, note sur les collaboratrices et les collaborateurs

ACICR C G1 A 03-01, Etats nominatifs du personnel de l’Agence, note sur les collaboratrices et les collaborateurs

 

Collaborateur bénévole, Romain Rolland travaille au sein de la Section civile du Service civil et sanitaire dirigé par le docteur Frédéric Ferrière, membre du Comité depuis 1884.

Selon la liste des collaborateurs, Romain Rolland est présent à l’AIPG de 14h à 17h.

 

 

« C’est ici que Romain Rolland… »

Stefan Zweig, « un des très rares esprits d’Europe qui me soient fraternels »[1], selon les mots de Romain Rolland, dépeint le poste de travail qu’occupe Romain Rolland à l’AIPG : « Il y avait une autre place encore à cette table de bois étroite et à peine rabotée. On me la désigna avec un certain respect. C’est ici que Romain Rolland s’est assis durant deux années, jour après jour, travailleur volontaire au service de l’échange des prisonniers franco-allemands. »[2] :

Suisse. Guerre 1914-1918. Genève, Musée Rath, Agence internationale des prisonniers de guerre. Service dactylographique. ©CICR. V-P-HIST-00578-35. — Au fond à droite, de face : Romain Rolland

Suisse. Guerre 1914-1918. Genève, Musée Rath, Agence internationale des prisonniers de guerre. Service dactylographique. ©CICR. V-P-HIST-00578-35.
— Au fond à droite, de face : Romain Rolland

 

Suisse. Guerre 1914-1918. Genève, Musée Rath. Agence internationale des prisonniers de guerre. Service civil. ©Archives CICR (DR). V-P-HIST-03558-04. — Au fond à droite, de face : Dr Frédéric Ferrière

Suisse. Guerre 1914-1918. Genève, Musée Rath. Agence internationale des prisonniers de guerre. Service civil. ©Archives CICR (DR). V-P-HIST-03558-04.
— Au fond à droite, de face : Dr Frédéric Ferrière

 

La section civile s’occupe de porter secours à toutes les victimes civiles de la guerre : internés en pays ennemi, habitants des territoires envahis par l’ennemi, réfugiés en pays alliés ou neutres, évacués dans leur propre pays. La section civile est également utilisée pour la transmission de nouvelles et d’autres démarches qui dépassent son champ d’action.

ACICR C G1 E 13-01.0816, fiche de demande de renseignement extraite du fichier principal des militaires et sanitaires des armées française et belge (fiche rédigée par Romain Rolland)

ACICR C G1 E 13-01.0816, fiche de demande de renseignement extraite du fichier principal des militaires et sanitaires des armées française et belge (fiche rédigée par Romain Rolland)

 

 

Le travail de Romain Rolland consiste essentiellement à répondre aux lettres envoyées par les familles pour demander des renseignements sur un disparu, et à transmettre les lettres des prisonniers à leurs familles. Il reçoit ainsi la lettre de Simone Casimir-Perier qui demande des nouvelles de son amant, un jeune écrivain du nom d’Henri Alain-Fournier, auteur du roman Le Grand Meaulnes. Romain Rolland rédige alors la fiche de demande de renseignement.

 

 

 

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ACICR C G1 E 13-01.0816, fiche de demande de renseignement extraite du fichier principal des militaires et sanitaires des armées française et belge

 

Malgré les très nombreuses demandes concernant ce disparu (comme en témoigne la fiche ci-contre), l’AIPG reste impuissante.

 

Romain Rolland apprend par la suite la mort du romancier.

 

 

 

Après son départ de l’AIPG, Romain Roland reçoit des demandes individuelles à son adresse privée et les transmet à la famille Ferrière. Par exemple, il écrit le 21 août 1917 : «  je reçois une lettre de Mme Charlotte Chabrier-Rieder, 16 rue Cassette, Paris. Elle me dit que son beau-frère, M. Blociszewski, professeur d’histoire diplomatique et de droit des gens à l’Académie Impériale de Vienne, est interné en Autriche avec son fils, âgé de 22 ans (…) il est urgent que le jeune homme soit interné en Suisse, dans un sanatorium. »

A la suite de cette intervention, Witold Blociszewski est interné en Suisse avec son père puis rapatrié.

« Je ne veux pour moi rien de plus que de penser librement. »

Le vendredi 10 novembre 1916, Romain Rolland apprend par téléphone de son ami Henri Guilbeaux qu’il est le récipiendaire du Prix Nobel de littérature pour l’année 1915 et réagit comme suit : « Je suis assommé. Rien ne pouvait me faire attendre ce pavé de l’ours. […] Si honoré que je sois de cette distinction, je regrette qu’elle me soit faite en ce moment. Je n’en avais eu aucun bruit, à l’avance ; je croyais que (comme les journaux l’avaient annoncé), la décision était remise à la fin de la guerre : sans quoi j’aurais prié qu’on ne fît pas choix de moi, afin de garder intacte la force de mon action solitaire. J’espère encore que la nouvelle ne sera pas confirmée. Mais si elle l’est, mon intention est de remettre la totalité du prix à diverses œuvres de bienfaisance et d’assistance, françaises et suisses internationales, que je me réserve le droit de choisir. Je ne veux pour moi rien de plus que de penser librement. »[3]

Il en reçoit le montant début juin 1917 et adresse le 25 du mois une lettre à Gustave Ador, alors président du Comité international de la Croix-Rouge, lui indiquant son intention d’effectuer un don de 50’000 CHF à l’Agence internationale des prisonniers de guerre.[4]

Romain Rolland apprécie beaucoup Frédéric Ferrière : « Je ne connais pas, dans toute la Suisse française, un esprit plus juste et un cœur plus généreux. ». Il appuiera à plusieurs reprises la candidature du docteur pour le Prix Nobel de la Paix : « Il me semble qu’à l’heure où l’opinion aveugle acclame la force meurtrière, il serait beau d’honorer l’homme qui a sauvé des millions d’hommes. »[5]

Gustave Ador répond au courrier de Romain Rolland le 29 juin 1917 : « Nous avons eu la joie de vous compter pendant des mois parmi nos collaborateurs au service civil et tous nous avons conservé le souvenir de votre si utile concours. Il va sa sans dire que selon votre désir, dix mille francs seront remis au Docteur Ferrière pour la section civile qu’il dirige avec tant de dévouement. »[6]

Ce n’est pas le premier don que fait Romain Rolland à l’Agence internationale des prisonniers de guerre, notamment : « Je reçois enfin un exemplaire de la petite brochure éditée par Amédée Dunois, — mes deux articles : Au-dessus de la Mêlée et Inter arma caritas, avec une préface de lui. […] La brochure de Dunois, imprimée par l’Émancipatrice (3, rue de Pondichéry, XVe), se vend 0 fr. 25 au profit de l’Agence internationale des Prisonniers de Guerre, à Genève. »[7]

Romain Rolland, au-dessus de la mêlée

Romain Rolland se trouve en Suisse lorsque la Première Guerre mondiale éclate le 22 juillet 1914. Il y lance plusieurs appels pacifistes dans les mois qui viennent, parus dans le Journal de Genève, dont le vibrant Au-dessus de la mêlée[8] et Inter Arma Caritas, consacré au Comité international de la Croix-Rouge dont c’est la devise. Dans plusieurs passages de ce dernier il évoque « l’admirable Agence internationale des prisonniers de guerre, qui, vieille d’un mois à peine, a déjà fait pénétrer et aimer le nom de Genève dans les coins les plus reculés de France et d’Allemagne ». Il y témoigne également de la section civile : « Heureusement, s’est trouvé un homme au grand cœur (il ne me pardonnera pas de le nommer), M. le docteur Ferrière, qui s’émut pour le malheur de ces parias de la guerre. Avec une ténacité patiente et passionnée, il s’obstina à construire, dans le grand rucher de la Croix-Rouge, une ruche spéciale pour l’aide à ces malheureux ; et sans se décourager des difficultés sans nombre, du peu de chances de succès, il persévéra, d’abord se limitant à dresser les listes des disparus et tâchant de rendre confiance à ceux qui les cherchaient, puis, par tous les moyens, s’efforçant de connaître les lieux d’internement et de rattacher le fil brisé entre les parents, les amis. Quelle joie lorsqu’on peut annoncer à une famille que le fils, que le père, vient d’être retrouvé ! Chacun de nous, à notre table (car on m’a fait l’honneur de m’y accorder place), se réjouit, comme s’il était aussi de la famille. »[9]

Durant la Première Guerre mondiale, propagande et censure font rage. Plusieurs intellectuels trouvent refuge en Suisse où ils peuvent s’y exprimer plus librement. Certains se regroupent autour de la figure de Romain Rolland, tels qu’Henri Guilbeaux et Frans Masereel, qui collaborent comme lui à l’AIPG[10]. Plusieurs revues naissent à cette période, dont Demain, la revue pacifiste d’Henri Guilbeaux, dont Frans Masereel réalise le graphisme et à laquelle Romain Rolland contribue, non sans en critiquer le contenu : « 20 janvier 1916. Genève. Champel. Premier numéro de la revue fondée par Henri Guilbeaux, Demain. […] Je fais grise mine au numéro parce qu’à chaque page de la partie documentaire et quelquefois à chaque demi-page je trouve mon nom. Et pour comble, à la dernière, une longue note sur mon cinquantième anniversaire de naissance et un appel aux témoignages de sympathie du public. J’ai horreur des flagorneries d’hommes de lettres et n’ai pas l’habitude de mêler le public aux événements de ma vie. […] »[11]

Page de couverture du premier numéro de la revue demain, Bibliothèque CICR

Page de couverture du premier numéro de la revue demain, Bibliothèque CICR

 

Souvent incompris par ses contemporains, Romain Rolland a été critiqué dans la presse pour son engagement au sein d’une Agence travaillant en faveur de prisonniers aussi bien allemands que français. Ses appels à la paix n’ont pas été entendus mais il a joué, depuis Genève, un rôle central dans le mouvement pacifiste de l’époque. Beaucoup se serviront de son nom pour poursuivre son combat pour la paix.

[1] Correspondance : 1910-1919 / Romain Rolland, Stefan Zweig. – [Paris] : Albin Michel, 2014. – p. 355 : « Romain Rolland à Stefan Zweig – Jeudi 6 décembre 1917 ».

[2] Le cœur de l’Europe : une visite à la Croix-Rouge internationale de Genève / Stefan Zweig. – Genève [etc.] : Ed. du Carmel, 1918. – Bibliothèque CICR, AF 3106. – p. 22. – La page de couverture porte la mention : « Prix : 50 centimes, au profit de l’Agence des Prisonniers de la Croix-Rouge. »

NDLR : publié pour la première fois en allemand : Das Herz Europas / von Stefan Zweig. – In: Neue Freie Presse, Nr. 19159, 23. Dezember 1917, S. 1-5. – Disponible en ligne sur le site ANNO – AustriaN Newspapers Online de la Bibliothèque nationale autrichienne <http://anno.onb.ac.at/cgi-content/anno?aid=nfp&datum=19171223&seite=1&zoom=33> (29.03.2016). – Remarque : Stefan Zweig en a fait parvenir un exemplaire dédicacé à Frédéric Ferrière, conservé aux Archives du CICR sous la cote P FF-19 : « Souvenir reconnaissant de votre bien dévoué Stefan Zweig. »

[3] Reproduit de « Journal des années de guerre 1914-1919 : notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps / Romain Rolland ; texte établi par Marie Romain Rolland. – Genève : Édito-Service, [1970-1971]. – p. 972. » dans : Romain Rolland dans le contexte suisse de la Grande Guerre / Guillaume Juin. – Thèse de doctorat : Université de Genève, 2013, no. L. 773. – p. 181

[4] Lettre de Romain Rolland à Gustave Ador et réponse de celui-ci reproduites dans l’article « Il y a cinquante ans » paru dans : Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 49, no 582, juin 1967, p. 280-284.

[5] Correspondance : 1910-1919 / Romain Rolland, Stefan Zweig. – [Paris] : Albin Michel, 2014. – Lettre 307 : « Romain Rolland à Stefan Zweig – Genève, hôtel Suisse – Jeudi 16 octobre 1919. »

[6] Ibid.

[7] Journal des années de guerre 1914-1919 : notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps / Romain Rolland ; texte établi par Marie Romain Rolland. – Genève : Édito-Service, [1970-1971]. – Vol. 2, p. 461.

[8] Au-dessus de la mêlée / Romain Rolland. – In : Journal de Genève, 85e année, no 260, 22 septembre 1914, p. 5. – Source : http://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1914_09_22/5 (consulté le 14.04.2016)

[9] Inter Arma Caritas / Romain Rolland. – In : Journal de Genève, 85e année, no 303, 4 novembre 1914, p. 5. – Source : http://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1914_11_04/5 (consulté le 14.04.2016)

[10] Romain Rolland réussit à faire engager Henri Guilbeaux comme secrétaire du docteur Ferrière [Journal des années de guerre 1914-1919 : notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps / Romain Rolland ; texte établi par Marie Romain Rolland. – Genève : Édito-Service, [1970-1971]. – Vol. 2, p. 386] ; Henri Guilbeaux parvient à faire venir Frans Masereel de Belgique en usant d’une lettre faussement officielle portant le timbre de l’AIPG [Genève expose Frans Masereel, graveur et pacifiste / Ghania Adamo. – swissinfo.ch, 12 mars 2011. – Source : http://www.swissinfo.ch/fre/gen%C3%A8ve-expose-frans-masereel–graveur-et-pacifiste/29682362 consulté le 14.09.2016].

[11] Journal des années de guerre 1914-1919 : notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps / Romain Rolland ; texte établi par Marie Romain Rolland. – Genève : Édito-Service, [1970-1971]. – Vol. 3, p. 644-645