Il s’agit là du quatrième et dernier épisode de la série Filmer l’exode : entre permanence et évolution, consacrée aux déplacements de populations dans les films du CICR. Voir ou revoir les épisodes précédents (épisode 1 ; épisode 2 ; épisode 3).

 

Focus sur La stratégie de l’urgence

 

Si dans l’épisode précédent, les jalons exposés révèlent une évolution relativement claire et linéaire de la place accordée aux bénéficiaires dans les films du CICR, ce changement de paradigme ne s’opère pas sans une forme de transition. Le film La stratégie de l’urgence de Jean-Daniel Bloesch, tourné en Ethiopie en 1985 dans le contexte d’une famine aggravée par des conflits internes touchant profondément le pays, illustre cette transition de manière intéressante. Le parcours d’une femme déplacée prénommée Saba, accompagnée de ses trois enfants, est suivi tout au long du film, entrecoupé de scènes illustrant l’action du CICR dans le pays et le processus d’acheminement des secours – les questions logistiques et financières sont notamment évoquées. Le choix de suivre cette famille en particulier repose sans doute sur son profil intéressant et émouvant : Saba a perdu contact avec son mari et doit s’occuper seule de ses trois enfants en bas âge, les deux plus jeunes souffrant visiblement de malnutrition.

La majeure partie du film étant centrée sur cette famille, le spectateur pourrait s’attendre à la voir s’exprimer sur son histoire, à l’instar de la femme interviewée dans Lettre du Liban (1984), présenté dans l’épisode 3. A première vue, tel est également le cas dans La stratégie de l’urgence. Or, au bout de quelques minutes – voire secondes – de visionnage, le constat est clair : contrairement aux témoignages face caméra que les réalisateurs incluent peu à peu dans les productions des années 1980, ce récit n’est pas de première main, même si le discours en « je » de la voix off pourrait laisser penser l’inverse. En réalité, l’histoire de Saba est rapportée par une femme dénommée Alganesh Solomon – s’agit-il d’une comédienne ? – , citée dans le générique de fin. Cette dernière, qui n’apparaît pas à l’image, prête sa voix à la femme déplacée, récitant son texte avec émotion, comme s’il s’agissait de sa propre histoire.

La stratégie de l’urgence (© CICR / BLOESCH, Jean-Daniel / 1985 / V-F-CR-H-00139) : 00:04:23 – 00:05:33 et 00:12:50 – 00:13:31

Comme l’illustre cet extrait, le film est centré en grande partie sur Saba et ses enfants, mais la parole ne lui est pas accordée directement. De ce fait, l’idée que le récit raconté par la voix off ait été entièrement inventé pour le film est légitime. Toutefois, cette hypothèse peut être réfutée. Nous savons en effet que le réalisateur Jean-Daniel Bloesch a tenté d’obtenir des nouvelles de cette famille auprès de la délégation d’Addis Abeba. L’inquiétude de celui-ci vis-à-vis de la santé du bébé coïncide avec le récit de la voix off parlant au nom de Saba : « Ils disent que mon bébé est très malade et qu’il faut le conduire à l’hôpital. » [1]. Les prises de vues suivantes montrent effectivement le départ de la famille vers l’hôpital, dans le but de faire soigner le plus jeune enfant [2].

Ce témoignage mis en scène est donc assez révélateur du tournant dans lequel se situe le film. En effet, il démontre sans conteste un intérêt pour les parcours individuels, et pour cette famille-là – dont on donne les noms ! – en l’occurrence. Pourtant, la parole ne leur est pas accordée face caméra, peut-être par désir de garder un contrôle sur la narration. Le rôle que Saba et ses enfants occupent demeure donc celui de figurants.

Dans une perspective plus large, le film La stratégie de l’urgence est représentatif de cette série dans son ensemble. En effet, s’il est révélateur de l’évolution de l’interaction entre les caméras du CICR et les personnes déplacées ou réfugiées qu’elles filment – sujet traité dans les épisodes 3 et 4 -, il réunit également les trois types de scènes que l’on retrouve dans divers films des années 1920 à nos jours. Pour rappel, ces prises de vues caractéristiques – traitées dans les deux premiers épisodes – sont : les populations en fuite, la vie dans les camps, et l’aide humanitaire qui y est apportée. Ces trois types d’images peuvent effectivement être observés dans l’extrait ci-dessus.
C’est donc avec La stratégie de l’urgence, parfait résumé des différents épisodes, que nous mettons un point final à cette série.


[1] Pour visionner cette scène, voir le film entre 00:19:37 et 00:19:43.

[2] Pour visionner ces prises de vues, voir le film entre 00:20:10 et 00:20:50.