Il s’agit là du troisième volet de la série Filmer l’exode : entre permanence et évolution, consacrée aux déplacements de populations dans les films du CICR. Voir ou revoir les épisodes précédents (épisode 1 ; épisode 2).

La place accordée aux bénéficiaires dans les films du CICR : une évolution

 

Les deux premiers épisodes de cette série consacrée aux déplacements de populations ont mis en lumière les scènes qui, depuis les années 1920, attirent les caméras du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) de manière récurrente. Or, si certaines images changent peu, l’interaction entre le caméraman et les personnes déplacées ou réfugiées a considérablement évolué au cours de ce siècle, comme le démontrent plusieurs films du CICR, jalons marquant ces changements. Deux des quatre productions présentées dans les épisodes précédents serviront de point de départ. Il s’agit d’Opération survie, Biafra 1968 (1968) et Les oubliés de la frontière : aspects de l’action du CICR sur la frontière thai-cambodgienne en 1984 (1984). Ils seront suivis d’une sélection de films – toujours réalisés dans des contextes de déplacements de populations – des années 1980 à 2000, période durant laquelle cette évolution s’est opérée.
Il convient de préciser que cette évolution concerne l’ensemble des films du CICR, même si nous nous bornons ici aux prises de vues captées dans des contextes de déplacements de populations.

Jusqu’aux années 1980, les films présentent la plupart du temps un panorama global des victimes, dans lequel la singularisation de chaque femme, homme ou enfant n’a pas sa place. En d’autres termes, ces prises de vues nous dévoilent des foules de réfugiés ou déplacés anonymes à qui la parole n’est pas accordée. La voix off se charge de commenter les scènes et d’exposer la situation du pays ou de la région en question, à la manière des documentaires.

Tel est le cas d’Opération survie, Biafra 1968, cité précédemment. Comme le révèle l’extrait ci-dessous, des centaines de personnes déplacées par la guerre du Biafra (1967-1970) sont filmées, rassemblées en une foule dense de visages muets. Puis, des plans plus rapprochés se succèdent : le caméraman d’Opération survie (1968) braque son objectif sur des femmes vendant quelques maigres provisions au marché. Pour être plus exacte, précisons que le caméraman filme davantage les rares denrées à vendre que les femmes elles-mêmes, qu’il ne prend pas la peine d’interroger. Seule la voix off, remplaçant ici la bande son originale, commente la situation, décrivant à la place de ces femmes les conditions difficiles dans lesquelles vit la population biafraise, touchée par la famine.

Opération survie, Biafra 1968 (© CICR / PORCHET, Adrien / 1968 / V-F-CR-H-00106) : 00:02:45 – 00:03:15 et 00:04:06 – 00:04:45

Le film Les oubliés de la frontière : aspects de l’action du CICR sur la frontière thai-cambodgienne en 1984 (1984) révèle quant à lui une autre pratique que l’on observe durant ces années-là : le caméraman Edouard Winiger fait un focus sur les délégués du CICR occupant l’image et parlant au nom des victimes – les victimes en question sont des Vietnamiens ayant trouvé refuge dans un camp le long de la frontière thaï-cambodgienne. Dans l’extrait ci-dessous, la caméra est davantage fixée sur une infirmière et un délégué que sur la famille vietnamienne dont ils parlent, celle-ci n’étant véritablement filmée qu’à la fin de l’extrait. Ce qui frappe ici, c’est qu’à l’inverse d’Opération survie, Biafra 1968, nous pouvons entendre ces réfugiés s’exprimer. Pourtant, seule l’infirmière figure à l’écran lorsque ces derniers discutent avec elle – exception faite du bébé, filmé en gros plan durant quelques secondes, visant sans doute à toucher la sensibilité du spectateur.

Les oubliés de la frontière : aspects de l’action du CICR sur la frontière thai-cambodgienne en 1984 (© CICR / WINIGER, Edouard / 1984 / V-F-CR-H-00148) : 00:21:28 – 00:22:21

Notons que, si la voix de cette famille vietnamienne anonyme est entendue dans l’extrait ci-dessus, leur histoire n’est rapportée au public francophone qu’indirectement, par le biais de la conversation entre l’infirmière et le délégué. Néanmoins, nous pouvons voir dans cette séquence les prémices de l’intérêt naissant des caméras du CICR pour des témoignages filmés de personnes déplacées ou réfugiées.

Dans ces deux exemples, représentatifs des pratiques cinématographiques du CICR jusqu’à la fin du XXe siècle, le mode d’interaction entre la caméra et les victimes des conflits est relativement clair : ces dernières ont davantage un rôle de figurantes que d’actrices. Cette tendance reflète par ailleurs le fonctionnement de l’aide humanitaire de cette époque, qui consiste à porter assistance aux populations sans chercher à connaître leur avis sur la question ou s’enquérir de leurs besoins spécifiques et individuels.

Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que s’opère un tournant dans le mode de narration des films du CICR. A quelques reprises, des récits de bénéficiaires – le terme « victimes » est désormé employé de moins en moins –, témoignant de leur expérience et de l’aide humanitaire qui leur est apportée, sont intégrés aux documentaires. Ce tournant coïncide par ailleurs, de manière plus large, avec le nouvel attrait pour la micro-histoire, l’intérêt se détournant de l’histoire ‘globale’ pour se pencher sur les histoires individuelles.

Le film réalisé par John Ash en 1984, intitulé Lettre du Liban est un exemple parlant de ce tournant. La majeure partie des images est centrée sur le travail du CICR et de ses délégués au cours de la guerre civile que vit le Liban entre 1975 et 1990, laissant peu de place à l’image aux bénéficiaires. Le début de l’extrait suivant correspond d’ailleurs à la pratique ‘délégué-centrée’ exposée précédemment. En effet, dans le contexte de l’évacuation du village de Deir-el-Qamar en 1983, pris dans les combats faisant rage dans les montagnes du Chouf, Christiane, une collaboratrice de l’Agence centrale de recherches raconte le parcours d’une femme, Najla, qui avait trouvé refuge dans ce même village. A ce stade du film, après plus de vingt minutes, il semble que l’avis de la population sur sa propre histoire ne figurera pas à l’écran, à l’instar des autres films décrits plus haut. Cependant, quelques instants plus tard, la parole est finalement accordée à une bénéficiaire. Il s’agit d’un des premiers témoignages d’une personne déplacée ou réfugiée dans les films du CICR.

Lettre du Liban (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:23:28 – 00:25:01

La bénéficiaire interviewée, vous l’aurez reconnue, est Najla, la même personne dont parle la collaboratrice de l’Agence centrale de recherches. L’équipe de tournage a vraisemblablement cherché à recontacter cette femme, une fois installée à Beyrouth avec sa famille, avec l’idée de répondre à l’interrogation de Christiane : « je me demande parfois ce qu’ils sont devenus », depuis leur évacuation de Deir-el-Qamar. Cet unique témoignage, apparaissant dans le film après vingt-cinq minutes centrées sur les délégués du CICR, semble donc répondre avant tout à un besoin narratif.

Vous l’aurez noté, l’année de production de Lettre du Liban, 1984, est la même que Les oubliés de la frontière. La coexistance de ces deux films accordant une place différente aux personnes déplacées ou réfugiées est révélatrice de la période d’expérimentation et de transition dans laquelle ils se trouvent. Les populations recevant l’aide du CICR passent peu à peu – à des degrés différents, selon les films – du rôle de figurantes anonymes à celui d’actrices dont l’histoire et les parcours individuels sont pris en considération.

Outre Lettre du Liban, la fin des années 1980 voient la réalisation de films s’intéressant réellement au récit de bénéficiaires face à la caméra. Thailand : a borderline case, tourné en 1989 par Jean Bastian, en est un exemple. A l’instar des Oubliés de la frontière, il revient sur le conflit sévissant au Cambodge de 1978 jusqu’aux années 1990, et, quant à lui, organise sa narration autour de plusieurs témoignages. Des réfugiés cambodgiens y racontent eux-mêmes leur parcours et la vie dans les camps bordant la frontière thaïlandaise, se substituant à la voix off. Deux d’entre eux présentent leur histoire dans l’extrait suivant.

Thailand : a borderline case (© CICR / BASTIAN, Jean / 1989 / V-F-CR-F-00148) : 00:01:17 – 00:02:07 et 00:11:47 – 00:12:15

Si les années 1980 constituent un tournant dans la place accordée aux bénéficiaires dans les films du CICR, le début d’un vrai intérêt pour les témoignages se situe dans les années 1990, décennie qui voit également la publication, en 1994, du Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONGs lors des opérations de secours en cas de catastrophes [1]. L’un des dix principes de ce Code de conduite fait écho à la participation de plus en plus active, dans les films du CICR, des personnes touchées par les conflits. En effet, si la voix des bénéficiaires est désormais entendue dans les productions filmées, le principe en question établit qu’elle doit l’être également dans l’action même du CICR : « les bénéficiaires potentiels doivent être associés à la conception, à la gestion et à l’exécution du programme d’assistance » [2].

La campagne Les voix de la guerre (People on War), lancée en novembre 1998 pour célébrer les cinquante ans des Conventions de Genève de 1949, est peut-être une des principales manifestations de cet intérêt croissant pour les témoignages. En effet, le but du projet était de récolter les récits de personnes touchées par la guerre dans le monde entier, afin de mieux protéger les populations lors de conflits [3]. Plusieurs films ont été réalisés dans le cadre de cette campagne, dans lesquels on retrouve de nombreux récits de civils et de combattants. Tel est le cas de The first consultation (People on war), tourné en 1998 en Colombie, pays dans lequel a eu lieu la première consultation des Voix de la guerre.

Outre le cas particulier de cette campagne et des vidéos tournées pour l’occasion, citons comme exemple des années 1990 War in the land of a thousand hills : Rwanda, on the brink of disaster qui, en 1993, présente la situation au Rwanda durant la guerre civile, un an avant le génocide qui frappa le pays d’avril à juillet 1994. Filmés d’abord depuis un avion, les camps de personnes déplacées sont ensuite montrés de l’intérieur. Afin d’exposer les conditions de vie dans ces campements, la voix off – encore présente dans les films de cette décennie-là – se tait un instant pour laisser place au récit d’une femme déplacée.

War in the land of a thousand hills : Rwanda, on the brink of disaster (© CICR / ADRIAN, Ulrich / 1993 / V-F-CR-F-00277-B) : 00:01:21 – 00:02:06

Un autre film, Signes de vies, tourné en 1995 durant la guerre en ex-Yougoslavie, peut aussi être mentionné. Il débute par le témoignage d’une femme ayant fui Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, pour trouver refuge à Vienne.

Enfin, depuis les années 2000, le recours au témoignage de bénéficiaires est devenu une pratique courante qui ne fait que s’amplifier. Aujourd’hui, la grande majorité des productions fait appel et s’articule autour de ces récits. Ils ont d’ailleurs remplacé la voix off ; les personnes vivant directement les conflits occupent à présent la place de narrateurs, aux côtés parfois de délégués également interviewés. Tel est le cas de Philippines : after months of displacement in Zamboanga, communities long for home (2014).

De même, Lebanon : Amira’s story (2016) est un exemple type du rôle que jouent désormais dans certaines vidéos les personnes recevant l’aide du CICR : elles en sont les uniques actrices, et leur nom apparaît souvent dans le titre. S’agit-il d’ailleurs de leurs véritables noms, ou ont-ils été modifiés pour préserver leur identité et assurer ainsi leur sécurité ? La question peut se poser.

Ce changement radical dans le mode de narration des vidéos fait écho à l’évolution de l’action du CICR au sein de laquelle les bénéficiaires occupent un rôle de plus en plus central au fil des ans, notamment depuis la publication du Code de conduite en 1994. Preuve de l’intérêt toujours plus grand que témoigne le CICR pour l’avis des populations en matière d’organisation de l’action, en 2017, le CICR et la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) ont élaboré un Guide de la Croix-Rouge et du Croissant-rouge sur l’engagement communautaire et la redevabilité (CEA) [4] visant à soutenir le travail en partenariat des bénéficiaires et des collaborateurs du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

 

Ne ratez pas le dernier volet de cette série, qui dans la continuité de cet épisode, fait un focus sur un film qu’il nous tenait à coeur de mettre en évidence.


[1] Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONGs lors des opérations de secours en cas de catastrophes, [Genève] : [CICR], [juin 1994] (Plusieurs versions linguistiques sont disponibles en ligne).
Ce Code de conduite, élaboré par la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) et le CICR, et parrainé par diverses ONG, établit dix principes de comportement pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les ONG dans l’exécution de programmes de secours en cas de catastrophe. S’il semble de prime abord concerner uniquement l’aide humanitaire lors de catastrophes, il y est également dit que « En cas de conflit armé, le présent Code de conduite sera interprété et appliqué conformément au droit international humanitaire » (p. 1).

[2] « 7. Nous nous emploierons à trouver des moyens d’associer les bénéficiaires de programmes à la gestion des secours : L’assistance en cas de catastrophe ne doit jamais être imposée aux bénéficiaires. Pour garantir l’efficacité des secours et une reconstruction durable, les bénéficiaires potentiels doivent être associés à la conception, à la gestion et à l’exécution du programme d’assistance. Nous chercherons à assurer la pleine participation de la communauté à nos programmes de secours et de reconstruction. », in Code of conduct, op. cit., p. 4.

[3] The People on War Report : ICRC worldwide consultation on the rules of war, by Greenberg Research, Geneva : ICRC, Octobre 1999, p. iii.

[4] « L’engagement des communautés et la redevabilité à leur égard [Community Engagement and Accountability (CEA)] est une approche des programmes et des opérations de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge qui repose sur un ensemble d’activités visant à placer les communautés au coeur des actions menées, grâce à l’intégration de la communication et la participation tout au long du cycle des programmes ou des opérations. », in Guide de la Croix-Rouge et du Croissant-rouge sur l’engagement communautaire et la redevabilité (CEA) : Améliorer la communication, la mobilisation et la redevabilité dans toutes nos activités, Genève : CICR ; FICR, 2017, p. 6.